Pour saisir toute l'insolence du personnage, sans doute faut-il avoir connu le début de la décennie 80, lorsque adoubé par Francis Ford Coppola, bien avant qu'il ne le soit par Jim Jarmush, Tom Waits déambulait en pleine mutation dans le labyrinthe des studios Zoetrope. Avec la B.O de One From The Heart, il transite de son incarnation Beatnik cocktail à celle d'alchimiste tombé de la lune, que David Goodis avait pris soin de situer dans le caniveau. De Los Angeles à San Francisco, il ne pouvait en être autrement. L'influence du film de Coppola, son esthétique néon outrageusement moderne pour décrire l'aventure humaine la plus usagée -l'amour fatigué, la jalousie fantasmée- fut déterminante pour Tom Waits. Le décalage entre le propos et l'éclairage qui en est donné sera fondateur. Heartattack and Vine a confirmé que Blue Valentine resterait insurpassable, Tom Waits l'a compris, il fait peau neuve.
Dès lors, 1982, et pendant pile dix années, Tom Waits va enregistrer l'essentiel de ce sur quoi se fonde mon choix pour définir lequel de ses disques m'accompagnera jusqu'à l'automne de la vie. J'entends des pécores affirmer que bien au delà de 1992, notre homme a encore délivré le meilleur de lui-même. Ceux là peuvent quitter ce lieu, ils sont de ceux qui l'ont assassiné de bonnes intentions. Les Eliot Ness de l'inculture, les faiseurs de modes estudiantins.
Point de suspens pour cette fois, l'album qui me sied le mieux n'est même pas mon préféré. Bone Machine n'est peut être même pas un bon album, et au moment de sa sortie il n'est ni un pas en avant, ni un pas de côté. Il est un coup de marteau sur un clou déjà enfoncé de tout son corps. Le disque de trop. Celui qui déborde sur la marge. Rien de ce qu'il contient n'atteint les splendeurs de Franks Wild Years, qui le précède dans le temps, ni l'étrangeté de Swordfishtrombones. Il n'a pas grand chose de l'évidence de Rain Dogs, qui envouta le réfractaire public rock. Bone Machine est une réplique lancée après que le rideau soit tombé.
Alors, pourquoi ? Pourquoi je ne suis pas en train de vanter la beauté inégalable de I'll be gone, Innocent when you dream, Yesterday is here, le groove sensuel de Hang on St Christopher, Temptation, Way down in the hole. Pourquoi je ne vous fais pas avaler Franks Wild Years par les narines ? Parce que je suis en plein trip Erzébeth Bathory ! Voilà pourquoi. Franks Wild Years est clinquant. Et ça m'éblouit, habitué que je suis aux ténèbres emmurées.
A ce propos, j'ouvre une parenthèse pour vous conjurer de fuir comme la peste bubonique le navet que Julie Delpy a consacré à la Comtesse qui occupe mon coeur et mon esprit. Elle n'a rien compris, c'est dramatique. Alors que, bordel, tout est cinématographique dans l'existence d'Erzébeth Bathory. Le contexte, sauvage de glace et de neige, les bois, les forêts, la misère paysanne, les loups, les sorcières, le vice, la folie. Ses plaisirs. Julie Delpy n'a pas saisi l'occasion de filmer une femme, debout en bord de route, nue dans l'indicible froid de l'hiver hongrois, sur laquelle Erzébeth fait verser des seaux d'une eau qui gêle instantanément en s'écoulant des cheveux aux chevilles. Depuis l'intérieur de sa calèche, elle regarde, avide de curiosité, l'agonie de l'imprudente emprisonnée dans la glace. Au lieu de quoi, Julie Delpy filme printemps, romance et été. Comme s'il fallait absoudre de force celle qui n'a jamais voulu l'être. Erzébeth a refusé aux hommes le droit de la condamner, jusqu'au dernier moment elle tenta d'empoisonner ses juges. Erzébeth se revendiquait maitresse de son domaine, souveraine de ses paysans. Elle régna sur leurs vies, décida de leurs morts. Qu'auraient-elles pu vivre de plus exaltant ? Ses filles de misère destinées à peiner aux champs, obligées à satisfaire maris de circonstances, curés et dignitaires, surement pères et frères itou. Il suffit de se libérer des entraves de la morale pour comprendre la chose dans toute son infinie démence, sentir la giffle du réel semblable à celle du baton souple qui fouette pour la deux-centième fois le même épiderme, les mêmes cuisses, le même corps dévasté qui s'affaisse dans l'insconcience, malgré les liens qui le suspendent. Tandis qu'approche de cette bouche ouverte, sans trouver la force de hurler, le fer rougi par les braises, il suffit d'imaginer les rires hystériques de la Comtesse, bras écartés, le pas rapide, déchirant le lin de sa fine robe blanche contre la pierre hérissée des entrailles humides de son château. Epilepsie héréditaire, démence génétique, enfance traumatisée par les visions répétées, jusqu'à devenir banalité, des tortures affligées par ses ainés aux bougres qui leur déplaisent. Voir un homme pourrir vivant en même temps que se décompose, dévorer par la vermine, le cadavre du cheval dans lequel il est cousu. C'est autre chose que grandir devant la télé, vous en conviendrez. Hantée, Erzébeth a choisi de brandir l'horreur en étendard, puisque rien ne l'efface, faire de la douleur un orgasme. Alors que ses servantes infligent sans talent, elle dépèce en esthète, arrache d'un trait de pince aiguisée un morceau de sein, une joue, un lobe d'oreille, un nez qu'elle fait tournoyer au dessus du feu, délicate attention, puis le fait manger par celle-là même d'où il provient. Enfin, elle se jette au sol, convulse dans le sang, enfouie son visage dans les corps aux artères arrachées qui s'entassent et se vident pour satisfaire son désir d'éternelle jeunesse. Dans l'ombre, une sorcière déclame les incantations à la lune en une litanie diabolique.
Pour toutes ces déraisons, Franks Wild Years n'a pas sa place, l'excentricité de Swordfishtrombones semble vaine et le rock de Rain Dogs trop ordinaire. Seul Bone Machine, ne serait-ce que pour son titre, peut revendiquer un siège au festin. C'est un disque de fatalité mortifère. L'animal roi à trois têtes, les radiations l'ont maudit, la terre hurle, Abel fracasse le crâne de Cain à coups de pierre. Comme Erzébeth, Tom Waits refuse de grandir par peur de vieillir. Chaque chanson amène une angoisse, en autopsie les fondements et pisse dessus. Leur qualité importe peu. Elles sont cagneuses, malsaines, inachevées. Parfaites.
Hugo Spanky
Ce papier est dédié à David Johansen
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire