vendredi 20 novembre 2020

SuBWaY To HeaVeN...ALaiN BasHuNG

 


Même concept, même tourment. Piocher un disque et un seul parmi la discographie d'un mec qui en a fait des tonnes de bons. Aucune objectivité dans ma démarche, hors de question de désigner un quelconque meilleur album, simplement celui qui m'est indispensable selon des critères qui me sont propres. C'est mon défi, réduire virtuellement mes étagères à un seul disque par artiste. Malheur. Je sais déjà qu'il y a des cas inenvisageables, autant commencer par eux.

De Bashung, j'imagine, chacun aura son préféré, pour des raisons pas forcément plus connes que les miennes. C'est une de ses caractéristiques que d'avoir toujours fait des disques attachants. Bons ou mauvais, on s'en fout un peu tant que Bashung nous parle, même sans qu'on comprenne tout ce qu'il raconte. Finalement, ça réduit les désaccords. Mots à sens multiples saisis au vol au milieu d'un charabia fait d'absurde, d'abstrait, de calembours, de syllabes tempo, de visions qui parfois font froid le long de l'échine : J'envisage des concerts carnivores, des tueries, des carnages... J'envisage le pire.

Chacun son Bashung, le mien est Play Blessures. Du Bashung impliqué. Pas du Bashung Louise Attaque, ni du Bashung d'entre les morts bricolé par ouïe dire. Le vrai truc, par le mec en pleine possession de sa névrose. Un disque sans filet. Roulette Russe, Pizza, plus encore Roman Photos, qui l'ont précédé, sont de purs disques des 70's, fait de sonorités rondes, de graffitis américains lovés au cœur du milk shake. De ceux là, Play Blessures se distingue. Souvent je l'ai lu décrit comme sombre et froid, je comprends pas, Play Blessures est éblouissant (white light) et ardent (white heat). Moderne et composite. Enregistré en 1981, paru aux premières heures de 1982, il prend de vitesse les plus aguerris par son aplomb novateur. Si il se vend peu, Play Blessures va avoir une influence immédiate et croissante sur la production française et sera la cause de plantages monumentaux. La pochette annonce la couleur, Bashung joue avec le feu.

Panorama de guitares 50's, basse Peter gunn sur syncopes électroniques, superpositions de nappes synthétiques, boucles de percussions, voix de gorge infectée au débit monocorde. En 1982 ce genre de décalage savant est encore le territoire réservé des alchimistes underground des métropoles influentes, certainement pas celui d'un chanteur de variétés qui fait le Collaro Show pour promotionner son nouveau hit. Et pourtant. Play Blessures ne doit rien à aucun illustre producteur de Londres, New York ou Berlin. Macéré sur le tournage du Cimetière des Voitures, enregistré avec deux balles de budget à Longueville et Boulogne, Play Blessures est capté et mixé par Bashung et l'ingénieur du son Michel Olivier, tous deux farouchement déterminés à faire les choses autrement. Perdu la boussole, le compas, erreurs volontaires. Le disque s'appuie aussi sur KGDD, le groupe marseillais qui depuis deux ans accompagne Bashung sur les tournées. Les mecs sont en symbiose, soudés par les concerts, ils comprennent et retranscrivent illico.

Pour saisir pleinement ce disque riche en fragrances, il faut prendre garde à ne pas se laisser berner par son minimalisme de façade. C'est une cathédrale. Il faut céder à l'ivresse chaloupée de J'croise aux Hébrides, s'immerger encore et encore dans Martine boude, Lavabo, Volontaire, J'envisage jusqu'à percer à jour leurs métamorphoses. Trompé d'érection offre un lifting futuriste à tous les plans rockab' dont les revivals n'ont jamais su quoi faire de neuf. Play Blessures, c'est Psychedelic Jungle revu et corrigé par Jean-Christophe Averty.

Il faut prendre garde aussi à ne pas se laisser évincer par l'énigme des textes. Paroles et musiques sont ici deux expériences scindées jusque dans leurs créations. La musique d'abord, entièrement finalisée et enregistrée sans le moindre mot distinct, Bashung posant la voix témoin en lavabo, dialecte où seul le rythme importe. Ensuite seulement, une fois satisfait des instrumentaux, il en viendra à élaborer avec Serge Gainsbourg de quoi glacer le mille feuille.

Le Gainsbourg d'alors est un homme un brin dépassé par les bouleversements. Plaqué par Jane Birkin au moment même où La Marseillaise lui offre un raz-de-marée populaire, il accumule les scandales éthyliques sur des plateaux de télé friands de ce ton libéré dont se glorifie une France nouvellement socialiste. Sous nom de couverture Gainsbarre, qu'il vient d'enfanter sur Ecce homo, il se dédouane de toute responsabilité et ouvre les vannes qui finiront par le noyer sous les lampions de Michel Drucker. On n'en est pas encore là.

Depuis son face à face houleux avec d'anciens parachutistes venus lui expliquer ce qu'ils pensent de sa version reggae de l'hymne national, Gainsbourg cherche une camaraderie virile à laquelle se frotter. Hallyday, Dutronc, Coluche, pourquoi pas Bashung ? D'autant que la collaboration avec Bijou, quelques années plus tôt, lui a fait découvrir une connexion avec un public qu'il ne soupçonnait pas être celui de Melody Nelson et L'homme à tête de chou, deux disques écoulés au compte-goutte mais revendiqués par le microcosme rock des adhérents fnac. Et puis qu'a t-il à perdre ? Mauvaises nouvelles des étoiles vient de se ramasser laissant augurer une nouvelle traversée du désert s'il ne trouve pas fissa de quoi rebondir, maintenant que le filon rasta est épongé. Des nuits durant, Bashung et Gainsbourg font bon ménage, ils s'évaluent, se saoulent, se paluchent, lancent des idées entre deux volutes de fumée bleue. Errances et fulgurances. Au petit jour ils se quittent, en fin d'après midi ils se retrouvent dans l'arrière cours d'un bistrot à Boulogne, pile en face du studio. Là, parmi la poésie minutieusement agencée d'un Gainsbourg insomniaque, Bashung pioche et assemble ce qu'il sait pouvoir incarner une fois ajusté à son vocabulaire.

Émotions censurées, j'en ai plein le container, j'm'accroche aux cendriers, m'arrange pas les maxillaires... R'garde moi dans les yeux, A quoi on joue, tu me prends au sérieux, moi pas du tout...Et ça défile comme ça, dressant le portrait louche d'un personnage déglingué. Soldat sans joie, déjà. Vol de nuit sur l’Antarctique, j'attends la prochaine guerre, jamais d'escale, jamais de contact avec l'ordinaire...Écho de baises foireuses, de routines pernicieuses, d'ambiances piquées à l'environnement qui leur sert de base. J'voulais m'introduire entre tes jambes, histoire de me sentir membre du club, dis moi c'est combien, l'acte gratuit, si je te comprends bien, c'est hors de prix... La môme du bistrot affiche dix sept au compteur, émoustillée par la frime des deux affreux elle se fait culbuter aux lavabos, fond du couloir, troisième porte à droite. Tout finit sur le disque. La fille du patron, faut lui donner, pour la tirer d'là, tu sais où c'est...lavabo... Mensonges noctambules qui se fissurent à la lumière du jour, punkette qui se la raconte, Rambo trépané qui vante ses exploits de quartier aux abonnés du PMU. Play Blessures est le journal de bord d'un sabordage exalté. Les abris bus qu'on dégomme, rien que pour se prouver qu'on est des hommes... Martine fraye avec des petites garçonnes de son âge, comment la toucher quand elle me revient tout en nage... Chaque titre est un classique, C'est comment qu'on freine, Martine boude, Volontaire, Junge männer pour les concerts et les compilations, sans que Lavabo, Scène de manager, J'envisage, J'croise aux Hébrides, Trompé d'érection n'aient quoi que ce soit à leur envier. Play Blessures est l'album que Bashung ambitionnait d'enregistrer. Une célébration de la mue du serpent.  


 
Bashung a visité le palais de la gloire et en est ressorti effrayé. Les galas devant un public de hit parade, les télés Guy Lux, l'univers cartoon de Boris Bergman devenu son quotidien. Le rock franchouillard façon bande à Lucien. Il y aura d'autres Gaby, d'autres Vertiges de l'amour, il y aura SOS amor et d'autres encore, parce que rester populaire est la seule façon d'exister. Bashung l'a appris sèchement, lui qui longtemps fit carrière dans l'anonymat. Mais il ne peut pas y avoir que ça. Avec Play Blessures commence une nouvelle façon de respirer.

Après l'échec commercial du disque, Bashung va d'abord s'entêter avec Figure Imposée, puis se réconcilier avec son passé à travers les régénérescences pharamineuses de Live Tour 85. Passé le Rio Grande et Novice viendront conclure les années 80 et refermer la partie la plus productive de sa carrière. Celle à laquelle je reste le plus attaché. Bashung va entamer la décennie suivante en établissant une formule dont il ne dérogera guère. Une sorte d'union entre americana et Empire napoléonien. J'ai même l'impression que c'est ce qui va rester de lui, l'axe Osez Joséphine, Fantaisie Militaire. Pourquoi pas, après tout. Reste ce coin terre dévasté où je me réfugie, un no man's land dont aucune conquête n'a défini les frontières, Play Blessures.

 

Hugo Spanky

lundi 9 novembre 2020

SuBWaY To HeaVeN...THiN LizZY



Je me souviens d'un temps où un groupe qui enregistrait simultanément dans deux studios différents était considéré comme suspect. Même pour un machin aussi compartimenté que l'était devenu Pink Floyd, le fait que l'un d'eux enregistre The Wall à Londres et l'autre à Los Angeles (ou New York, qu'importe) faisait figure de reproche. Le disque ne pouvait que s'en ressentir, l'alchimie du live n'y survivrait pas. Bon. On en est aujourd'hui à des échanges de fichiers compressés entre musiciens éparpillés aux quatre coins du globe (voila une expression bien surréaliste). Et pour ce qui est de l'aspect live du résultat, il se résume à un bug informatique laissé délibérément parce que c'est tellement plus cool comme ça. Après quoi, il semble que presser le tout sur du vinyl 180gr suffit pour que ça soit comme à l'époque. Ma foi.

N'empêche qu'avec ces conneries, j'en arrive à ne trouver pleinement plaisir qu'avec les disques les moins impeccablement mis en place de discographies pourtant loin de sentir l'algeco. C'est donc un mal pour un bien, comme on dit à celui qui se brûle en apprenant qu'il ne faut pas mettre la main au feu.

Allongé sur mon lit, le regard au plafond (sur le dos, donc) je m'égare dans des pensées me suggérant des noms d'albums dignes de succéder à The wild, the innocent and the E street shuffle dans le nouveau défi que je me suis lancé pour occuper mon confinement, choisir un disque, et un seul, d'un groupe ou artiste dont j'aime une large partie de l'œuvre foisonnante. Le dernier métro venu, avec quel album fuir vers un hypothétique ailleurs ? Ça parait con, ça l'est, et en prime c'est pas si facile. Je ne sais pas si je vais jouer à ce petit jeu longtemps, il est à l'origine de tant de contradictions entre moi-même et moi seul que j'en développe une schizophrénie latente. Tais-toi donc Jiminy Cricket.


A tout dire, j'ai d'abord pensé profiter de l'occasion pour rendre hommage à Eddie Van Halen sans avoir à m'appesantir sur une carrière qui, en ce triste mois, devrait faire la une de tous les mensuels musicaux (c'est pas le cas ? Ah bon). Sauf qu'évidemment désigner Fair Warning, tout de puissance et de groove, c'était me priver de l'incendiaire premier album, celui de métal et de feu, de cuir et de soie, le disque de Atomic punk et Jamie's cryin', de Ain't talkin' about love et Little dreamer. Malheur. Je suis trop bouleversé pour ça. Et puis à bien y réfléchir, j'ai toujours eu un faible pour leur deuxième album, un peu le Brice de Nice du lot, tapageur plus qu'essentiel, mais toujours efficace pour rameuter la bonne humeur. Vous pouvez toujours courir pour que je m'en sépare. Pas plus que de Women and Children First, le Titanic version heavy metal. Je le vois comme ça. Les épouses et les chiards dans les canots de sauvetage, pendant que les mecs dézinguent le bar et s'empiffrent dans les cuisines, des donzelles plein les bras. Feel my heart beat whabala schoubidouwa. Y a rien à faire, même la foir'fouille de Diver Down me comble de bonheur. Ou alors faut que je me lance dans un autre concept, celui des disques qui pourraient n'avoir jamais existé que ça ne me dérangeait pas plus que ça. Là ok, je vous sabre la moitié de 1984 et la quasi totalité de la suite. Faut bien l'admettre, Eddie Van Halen avait tout dit en cinq ou six disques, faut aussi lui accorder que personne ne l'avait dit de la sorte avant lui. Quel putain de festival ! Les gosses qui n'aiment pas les guitares peuvent pas piger le panard que c'était de se faire ravager les esgourdes par un allumé pareil. Se faire traverser le crane par les glissandos en stéréo de Eruption. N'en parlons plus, on va se faire du mal. 

C'est bien tout le problème de ce foutu concept à la con, d'ailleurs. Se faire du mal. Pour qui ? Pourquoi ? Assez tergiversé, aussi mauvaise soit-elle, l'idée est là. De Thin Lizzy, je choisis Nightlife. Et puis c'est marre. O putain, j'ai pas fini d'écrire ça que Romeo and the lonely girl me trotte à l'esprit, Waiting for an alibi me grince jusque pendant la nuit, Fight or fall, Emerald, Little girl in bloom, The rocker, Got to give it up, Suicide...STOP ! Nightlife, j'ai dit.





Une des grandes qualités de Thin Lizzy, au delà de vous fendre le crâne et le cœur sans vous faire perdre le sourire, est d'être funky. Je pourrais même parler de Soul, si on n'avait pas affaire à de tels débauchés. Prenez She knows, un riff léger comme une plume de piaf qui virevolte dans l'air printanier de l'automne (licence poétique®), légèreté, délicatesse, fluidité, et là dessus, cette voix. Celle de Phil Lynott. Unique, reconnaissable entre toutes, combative dans la douleur, farouche dans l'euphorie. Cool. C'est ça, cool. Phil Lynott est cool comme Fonzie. Il est ce gars qui en a vu d'autres, et des pas rose. Gamin noir métissé, dans les années 50, en Irlande, père aux abonnés absents, élevé par une mère blanche et célibataire... Ça ne manquait jamais de mal parler dans le voisinage. Et à sa maman, il lui écrit des chansons, Phil Lynott. Et des belles. Philomena, c'est sur Nightlife qu'elle se trouve. Cette chanson là est celle sur laquelle sont fondés les standards à venir du groupe. Elle porte le prénom de sa mère, et c'est ce qu'elle est, la matrice originelle. Philomena ne dispense pas des variations turbulentes qui vont se nourrir à son sein, pourtant si je dois n'en garder qu'une, ce sera elle. 


C'est aussi sur Nightlife que se trouve Still in love with you, le slow d'avant les slows qui tuent placés systématiquement sur tout disque de hard rock qui se respecte. Ici avec Gary Moore à la guitare frisson et Frankie Miller pour partager le micro, comme on partage un verre de trop avec un pote quand le blues cogne trop fort dans la poitrine. C'est le seul titre sur lequel apparait Gary Moore, il reviendra plus tard, ailleurs, mais sur Nightlife, pour la première fois, c'est la paire maléfique qui est à l'œuvre; Scott Gorham et Brian Robertson. Le plus beau duo de guitaristes jamais assemblé. Plus imaginatifs que Collins et Rossington, plus assassins que Wagner et Hunter, Gorham et Robertson c'est le nectar des guitar heroes. Sur ce disque de miel et de clous, ils entrent par la porte, ressortent par la cheminée, fracassent les fenêtres, ils sont partout sans jamais encombrer. Et sur Philomena, encore, ils fusionnent pour dessiner une signature qui deviendra la leur.


Nightlife n'est pas le plus ravageur des albums de Thin Lizzy, loin s'en faut, ça n'empêchera pas Sha-la-la d'être la plus redoutable des cartouches à balancer en rappel, après deux heures de show incendiaire elle faisait toujours office de coup fatal. En elle se trouvent les ingrédients qui feront le festin Johnny The Fox. C'est la grande force de Nightlife que de contenir les germes de ce qui viendra, mais aussi beaucoup de choses que l'on n'entendra plus ensuite. Frankie Carroll et son piano/voix, Nightlife et son jazz/blues élégant soutenu par des violons encanaillés, She knows au feeling Stephen Stills, Banshee parenthèse entre guitares ciel étoilé, parmi lesquelles celle de Phil Lynott qui délaisse ce court instant sa quatre cordes. Showdown, aussi, avec ses chœurs féminins et son groove nocturne nourrit de percussions, un peu version lente de Don't believe a word, un peu chat de gouttière façon Dancing in the moonlight, et pourtant tellement unique.

Alors oui, dans la vie il n'y a pas idée plus conne que d'imaginer pouvoir se séparer de ne serait-ce qu'un seul disque de Thin Lizzy, mais Nightlife c'est jusque dans la tombe que je l'emporterai.


Hugo Spanky