lundi 23 mars 2020

FRaNCis FoRD CoPPoLa ► The GoDFaTHeR



Par chance, j'ai passé nos dernières semaines d'insouciance à rafler avec un intarissable appétit tout ce qui passait à ma portée en matière de coffrets d'opéra. Madame Butterfly, Lulu, l'incomparable Turandot, Rigoletto, Don Giovanni, Pagliacci et son double Cavalleria Rusticana. Et d'autres, plein d'autres. Qui depuis le début du confinement occupent une grande partie de mes journées. Mes autres occupations étant la lecture d'une biographie minutieuse consacrée à Maria Callas et la publication de mes pensées les plus hautement philosophiques sur les réseaux sociaux, tout en tachant d'éviter la sinistrose des complotistes, le défaitisme des vains. A ce seuil de l'humanité, ce n'est pas une mince affaire de garder son cool intact.


Et puis, il y a des moments où l'avenir de l'espèce me désintéresse. Il est temps alors de rejoindre Milady et de nous plonger dans cet isolement que seul peut conférer un film qui nous happe, substitue une émotion commune à celles divergentes qui nous animent d'ordinaire au grès des humeurs. Un film qui prend possession de nos sens jusqu'à nous faire oublier nous-mêmes. Aux grands moments, les grands hommes, Francis Ford Coppola ne pouvait qu'être désigné en pareil instant. On a commencé vendredi par Le Parrain, premier du nom. Classique instantané, lien intangible entre l'ancien monde et le nouvel hollywood. Coppola file une gifle au cinéma, sublime tout ce qui a été filmé jusqu'alors, cumule des qualités que l'on estimait insurpassables chez l'un et l'autre. Beauté des tableaux, perfection des cadrages, sobriété, scénario inattaquable, quoi dire sur ce film qui n'a déjà été dit ? Signons pour un chef d’œuvre et redoutons la suite, puisque suite il y a.


Samedi, au réveil, à sec, à froid, Le Parrain 2, en VO comme il se doit. Là encore je ne vais pas en faire des caisses, il surpasse le premier volet. Chaque centimètre de pellicule est source d'éblouissement. Montage de haute voltige, Coppola maitrise son sujet jusqu'au plus infime détail. C'est bien simple il parvient à retenir Robert De Niro de cabotiner, jamais il n'a aussi bien joué. Al Pacino tient son rang, crâne et imperturbable. Robert Duvall est impérial. Robert Duvall est toujours impérial. Putain d'acteur celui là, surement pas reconnu à sa juste valeur, contemporain d'une époque qui primait la surenchère d'expressivité, se pâmait devant Jack Nicholson, Joe Pesci, alors que lui interprètait du coin du cil, n'usant que de subtilité et d'aisance. Démerdez vous pour mettre la main sur Assassination Tango, l'une de ses rares réalisations. Un tueur new-yorkais en fin de parcours, amateur de tango et désillusionné, embarqué dans une ultime danse quelque part en Argentine. Robert Duvall est grand.


Dimanche, fin d'après midi, dans une apesanteur de silence, j'enclenche Le Parrain 3. Le Vatican, la finance, la famille. Dieu, l'argent et les hommes. Cocktail nitroglycérine. Embrouille in spiritum sanctum. Qui baise qui ? La construction de l'intrigue est infernale, là où les deux premiers volets reposaient sur la force des protagonistes, celui ci fonctionne sur leurs faiblesses. Miracle d'intelligence. Al Pacino est transcendé par ce rôle à bout de souffle, à bout de vie, d'homme saccagé par des choix qu'il n'a jamais eu, écrasé par la fonction, le devoir. Un soldat. Sans joie, qui ne sait plus qui il est, qui a commencé, quelle est la mission. Depuis longtemps déjà, l'amour lui a faussé compagnie. On connait la chanson, Coppola en fait une danse macabre, une partition de mort.


Le nœud coulant se fait plus présent tandis que l'on oublie la nuit qui tombe derrière la fenêtre, si loin de notre canapé nos esprits ont rejoint l'écran. On tremble, on vibre. D'où viendra le coup fatal ? De cette sœur, âme sombre qui proclame son pardon avec des yeux à vous glacer le sang ? De ce neveu qui semble sa chose et que l'amour qu'il porte à sa cousine trouble comme une eau marécageuse ? L'amour comme une malédiction, interdit suprême dans un univers dépourvu de sentiment. Incestueux, adultère, éternel, l'amour rend faible les puissants. Perce le cœur des survivants. 


La dernière heure du film est irrespirable tandis que se met en place l'au delà. Au delà de la confession, au delà l'impossible rédemption, le néant. Absolu néant. Les images sont des peintures de maitre, des tarots. Un pendu. Le mouvement de la caméra est imperceptible, son œil triche, ment, ne dévoile rien. Le drame s'immisce dans l'esprit par suggestivité subliminale. La musique s'installe sans que le rideau ne se lève. Le sort n'a pas encore désigné ses choix. Cavalleria Rusticana, l'opéra encore. Sur scène se joue la même tragédie, amour, trahison, lame de couteau, vengeance. Le bruit sourd des corps qui tombent à terre. La Sicile. Des larmes, du vin et des croix. Eli Wallach, la gourmandise, Al Pacino, l'orgueil, Andy Garcia, la colère, Talia Shire, l'envie, le Vatican, l'avarice. Quelle pureté pourrait résister à cet étau de damnés ?


Le Parrain 3 nous a laissé exsangues et en pleurs, charcutés comme à l’abattoir, témoin de la tragédie humaine portée à son expression la plus dévastatrice. Francis Ford Coppola use de la beauté pour décrire l'indicible horreur et il y parvient avec maestria. Sans tape à l’œil, sans bruit, presque sans cri. Sans aucune forme de pitié.

Hugo Spanky