mardi 15 novembre 2022

JiMi HeNDRiX → PosT iNCaRNaTioN

 


Invariablement chaque nouvel album des Red Hot Chili Peppers finit par me ramener à Jimi Hendrix. Sans doute qu'ils en seraient fiers. Jimi Hendrix, nom magique s'il en est, survivant aux modes sans qu'aucune explication ne tienne la route. Dites moi ce que des mômes d'aujourd'hui, biberonnés à l'aseptisé, peuvent bien trouver comme satisfaction à l'écoute du magma hendrixien ? On se le demande, et la minute d'après on s'en fout. 

On a tous notre petite histoire avec Hendrix, même si je suis bien incapable de me souvenir de comment il est entré dans mon champ d'expérimentation. Toujours est-il que ramener Electric Ladyland dans ma turne m'avait semblé la chose à faire. Depuis j'en ai plein d'exemplaires avec des pochettes différentes et je suis bien content. Par contre, je n'ai qu'un seul Axis:Bold as Love, et en mono alors qu'il est farci d'effets stéréo stupéfiants, une cocasserie de plus à laquelle il faudra que je remédie. Le solo de bold as love en mono, remarquez bien, envoie plus encore que lorsqu'il se liquéfie d'un baffle à l'autre. Mais qui peut raisonnablement se passer du plaisir de l'entendre traverser son crane comme un TGV lysergique ? 



Are You Experienced est aussi brut que Axis est sophistiqué, il contient bon nombre de morceaux légendaires, plus qu'aucun autre des trois albums que Hendrix a eu le temps de finaliser (le terme est important, on le verra vite). Foxy lady, manic depression, fire, can you see me, red house, i don't live today, Purple haze, Hey Joe constitueront invariablement l'ossature de ses concerts de 1967, année de leur création, à 1970, année létale. 

Are You Experienced, Axis:Bold As Love et Electric Ladyland sont, pour des raisons différentes, preuves de la richesse du répertoire hendrixien, nécessaires à quiconque attend de la musique qu'elle soit un moyen d'élévation. Un foutu truc pour planer, danser, jouir. Qui d'autre peut se targuer d'avoir gravé un machin aussi indéfinissable que third stone from the sun ? Qu'est ce que je l'aime celle là, mais ne me demandez pas de décrire à quoi elle ressemble. Un instrumental surf ? Un instrumental avec des voix ! Mieux, un instrumental surf qui évoque l'hyper espace !! C'est dire si les étiquettes vont mal au bonhomme. Sauf que lui aussi aimait le Surfer d'argent. 

Sans vouloir faire genre, faut reconnaître que Hendrix titille certaines zones à un degré que les autres n'effleurent même pas. Le sexe est souvent mis en avant à son sujet, à juste titre. Qu'il fasse frétiller sa langue ou qu'il s'offre à genoux aux caresses de son public féminin, Hendrix affiche une implication sexuelle toute autre que celle dégagée par la préciosité des poses de ses homologues. Pas besoin de vantardise, il est implicitement celui dont l'aura éclipse tout le voisinage. Il suffit de regarder les réactions des deux gamines du concert à Berkeley de 1970 pour piger que son attitude éveille autre chose que l'esprit. Ce qui ne veut pas dire que Jimi Hendrix n'éveille pas l'esprit. Loin de là. De par tout ce qu'il irradie, de son être comme de sa musique, Hendrix transcende la négritude à laquelle la société le résume et invoque la flamboyance sans entrave du grand esprit de la nation indienne. Muddy Waters, dont le pseudonyme ouvrait des pistes, l'a lui-même affirmé "le blues doit au moins autant au two step indien qu'à l'Afrique." Jimi Hendrix, d'origine Cherokee, ne l'aura pas contredit. De tous les bluesmen, plus encore que John Lee Hooker et sa pulsation monolithique primaire, il est celui qui s'approprie sans équivoque l'héritage amérindien. Cherokee mist n'a jamais trouvé sa forme définitive, ce qui semble être dans l'ordre des choses, planqué sur d'obscurs bootlegs ce morceau en mutation perpétuelle, puisé à la source des traditions, démontre à quel point Jimi Hendrix n'est pas reparti du Jazz, du Blues, du Ragtime ou du Rock'n'Roll. Il est reparti de bien avant, de la pulsion originelle des chants de pluie, des chants de chasse, des chants d'amour. Et forcément, il est arrivé ailleurs, là où aucun autre n'a abouti. Hendrix a tracé tout droit, mais pas vers l'horizon, il a tracé tout droit vers Saturne.



On avait toutes les chances de se planter en voulant découvrir Cherokee mist, avant qu'elle soit officialisée tardivement sur Both sides of the sky, vu que les bootleggers ont cette manie de donner le même titre à différents morceaux, aussi aisément que différents titres à un même enregistrement. La version que j'évoque est quasi imperceptible, presque immatérialisée. Elle flotte comme les particules de vie dans le liquide séminal, se mouve entre nos cellules, défie notre stabilité en ajoutant vertige et haut le cœur à notre répertoire sensoriel. Au delà de son métissage, Jimi Hendrix avait un vécu que ses contemporains de la pop music ne pouvaient qu'imaginer, il passa plusieurs années dans une réserve auprès de sa grand-mère, puis écuma durant cinq ans le chitlin' circuit, héritier tout aussi enclavé des juke-joints de la ségrégation. Avec sa longue partie de feedback et son rythme tribal soutenu par une seconde guitare qui égraine une lente succession de notes répétitives, cherokee mist exprime en 7 minutes une somme de cultures qui s'élancent d'un même tronc millénaire. 



On le sait, la part commercialisée de son vivant ne représente qu'une infime partie de l'œuvre hendrixienne. Il passa un temps infini à parcourir les routes du monde, spécifiant chaque étape par un concert dantesque. La chance voulut que beaucoup furent enregistrés -peu importe dans quelles conditions- certains furent filmés, si ça n'avait pas été le cas le rock serait privé de ses plus insolentes images. Quand, enfin, il se trouvait en studio, n'allez pas croire que c'était pour débiter singles et albums à coup de morceaux rondement mis en place. Durant des nuits entières, Jimi Hendrix invitait les groupes de passage à New York à jouer avec lui. Les jam-sessions sont légions, elles couvrent des centaines d'heures de bandes magnétiques. Parmi elles, il pioche un voodoo chile enregistré avec Stevie Winwood et Jack Casady, découpe et réassemble un puzzle dont il est seul à connaître le motif. Le reste trouvera postérité plus tard. Sur des cassettes que l'on se refilait entre initiés, mille fois repiquées, leur son épuisé laissant place à nos délires qu'il débridait. On fantasmait Hendrix, plus qu'on ne l'entendait. 




Les albums posthumes de Jimi Hendrix sont un cas d'école, longtemps décrié le business post mortem est dorénavant partie intégrante du business tout court. Peut être même, si l'on faisait les comptes, qu'il en est la partie dominante. Pas un Noël sans un coffret Beatles, Prince ou un live de Jimi Hendrix (L.A Forum 1969 sera dans les bacs lorsque vous lirez ceci), pas une année sans anniversaire de naissance, de mort, de parution, auxquels s'ajoutent remastérisations, remix, bonus. Le temps donne la même couleur aux gens, celle de l'argent. Qu'en est-il cinquante ans après de la trilogie maudite Crash Landing, Midnight Lightning, Nine to the Universe

Le premier, accusé de tous les maux lors de sa sortie en 1975, rafistolages de studio, réenregistrements de la majorité des pistes (seul Hendrix fut conservé, ce qui est plutôt sympa) reste ce qu'il a toujours été. Un foutu bon disque de funk rock poisseux, traversé d'éclairs de génie (peace in the Mississippi) et conclut par un dub disco au titre douteux, captain coconut, que les DJ's en mal de renouvellement seraient bien avisés de tester sur leurs playlists. Effet surprise garantie. 

Midnight Lightning qui lui succède quelques mois plus tard recentre les débats autour de la pulpe heavy blues qui fit la renommée du guitariste. Tout autant retouché, mais beaucoup plus organique, il n'en est pas moins anecdotique à l'exception d'une démentielle version studio de machine gun

Nine to the Universe de 1980 est d'une toute autre envergure. Si vous êtes allergique aux effusions instrumentales, fuyez. Point de retouche ici, mais une succession de jams furieuses dominée par celle qui donne son nom à l'album et celle avec Larry Young que je vous conseille de dégoter sur bootleg en version non éditée, réduite ici de 20 à 8mns elle s'écoute amputée d'une large partie des réponses que le clavier fait au guitariste, sans toutefois perdre l'intensité de l'instant. Nine to the Universe est le disque pour musiciens par excellence, à réserver aux cramés que l'absence de structure ne rebute pas, aux aficionados du free. 

A choisir je trouve ces albums là plus honnêtes que les récentes révisions annuelles aux titres labyrinthes qui tentent de créer d'hypothétiques albums tel que les aurait soi-disant voulu un artiste mort depuis 50 ans en se basant sur des indications griffonnées de ci de là et des concepts issus de brainstormings fumeux. Dans les faits, on a droit à d'impérieux liftings aux masterings compressés comme des puceaux dans leurs jeans.




Le nec-plus-ultra de la production post-mortem est en fait paru dès 1971 avec Cry Of Love qui regroupe les morceaux finalisés que Jimi Hendrix avait enregistré pour donner suite à Electric Ladyland. Le projet étant un double album Rainbow Bridge se chargea du reliquat six mois plus tard avec une cohérence tout juste amoindrie. Ce sont les seuls albums dignes de s'inscrire dans l'œuvre originelle. Ce qui n'est pas une raison pour s'en contenter. 

War Heroes et Loose Ends composés de chutes, de jams, d'inédits et de face B de singles sont sources d'inavouables plaisirs. Il faut entendre, sur le bordélique Loose Ends, la version de blue suede shoes précédée par les indications que donne Hendrix à Buddy Miles avant de délirer sur un heartbreak hotel réservé aux fétichistes. Aussi décousu qu'incandescent ce disque, entamé par un comin' down hard on me baby groovy à souhait, est un condensé de tout ce qu'il ne faut pas faire pour aboutir à un résultat professionnel, certes, mais quel pied de s'envoyer ça dans les tympans. War Heroes est techniquement mieux ficelé, mais tellement moins rigolo qu'en dépit de l'opinion généralement répandue, je lui préfère les fonds de tiroirs de Loose Ends.





De toute façon, je suis bon client en matière de live crapuleux et fonds de tiroirs, tant qu'on ne les fait pas passer pour autre chose que ce qu'ils sont et qu'aucun producteur ne cherche à les gonfler artificiellement. D'où mon amour pour les bootlegs. Où pourrait-on, ailleurs que sur un pirate, trouver une vingtaine de prises de voodoo child alignées comme à la parade ? Toutes plus dingues les unes que les autres. Dénicher d'apocalyptiques concerts donnés aux quatre coins du globe sans que protools ne vienne en gommer les dérives ? Laissées brutes dans leur jus on dégote d'interminables jams qui passent de l'accordage approximatif à de ravageuses envolées intergalactiques. Avec Traffic (A session) ou dieu seul sait qui (Freak out jam) il  existe une bonne cinquantaine de bootlegs indispensables rien que pour les enregistrements studio. Tellement indispensables que certains ont été officialisés sur Dagger records, subdivision créée par les héritiers du gaucher, qui ratissent plus large encore que notre Laeticia nationale, sans retrouver l'emphase caractéristique des bootleggers qui ne reculent devant aucune considération pour garnir jusqu'à la glotte tous les supports à leur portée. A eux seuls ils justifient l'ère numérique, tout en galvaudant ses critères d'excellence en balançant sur fichiers flac des machins cradingues au possible. 

On trouve sans trop se fouler la rate un live à Rome qui n'a d'autre mérite que les cris hystériques par lesquels les bella ragazza du cru ponctuent chaque soupir de foxy lady. Je vous jure, il faut avoir entendu ça pour piger tout ce que le rock a perdu lorsqu'il n'a plus su capter que l'intérêt des garçons. 



Il faut aussi impérativement, je ne plaisante pas avec ça, entendre les démos enregistrées dans son salon par un Jimi Hendrix seulement accompagné de sa guitare électrique (et occasionnellement de la sonnerie du téléphone). 

Les bootlegs sont une histoire dans l'histoire qui dépasse en émotions furieuses tout ce que le business et le talent ont filtré pour atteindre l'élégante finalité qui se commercialise domestiquée sous apparats offset chromatiques. Hendrix est mort sans avoir résolu l'équation qui torturait sa créativité les derniers mois de son existence, comment aller plus loin, se dédouaner du cadre des styles ? Et si aucun bootleg n'apporte de certitude sur ce à quoi la suite aurait ressemblé, tous tracent le cheminement d'une expression qu'aucune laisse ne vient étrangler. Régalez vous tant que c'est disponible gratuitement. A la vitesse où l'internet se voit réduit à un supermarché open all night, il se pourrait bien que l'on en vive les derniers instants de partage. Ce qui me console de la perte des géants qui, comme Hendrix, sont morts en s'imaginant à l'aube d'un monde meilleur.

Hugo Spanky