mardi 19 novembre 2019

BEaT THe BoOTs !



Moustache Acte II. Pris dans le tourbillon zappaien, je me faisais bouillir le cerveau à coup d'albums gigantesques, enregistrés par des musiciens comme on n'en rassemblera plus jamais deux sur une même scène. Des trucs chiadés au possible, assemblages savant de bandes live découpées au scalpel. Zappa maitrisait comme personne les montages, dès qu'il en eu les moyens chaque concert était captés en 24 pistes, rien que ça. Après quoi, vas-y que j'isole une basse, un marimba, une guitare et que je te colle ça sur d'autres rythmes, d'autres mélodies, le tout saupoudré de péplums de cuivres, de percussions zoulou. Que sais-je ? En tout cas, j'étais épaté. Zappa avait même inventé un terme pour cette technique, la xénochronie. Des siècles avant le sampling. La liste des albums qu'il a construit de cette façon est fastidieuse, parmi les plus connus Shut Up And Play Your Guitar et une large partie de Sheik Yerbouti. Des créations abouties, pharaoniques, éblouissantes. J'en étais là, subjugué.

Et voila qu'au hasard d'un dossier venu satisfaire mon gargantuesque appétit pour ces délectations de salon, un morceau de barbarie bien rance m'a ramené à l'essence même de la vibration qui nous transperce, d'une même fulgurance, le cœur et l'esprit. De l'écho sur les toms, des voix qui disparaissent dans la sono, une guitare qui racle, crache, éructe. Un machin enregistré à l'arrache sur du deux pistes cradoque qui te chope par le colbac et t'aligne pour le compte d'un vivifiant coup de boule. C'est quoi que c'est que ça ???  


Beat The Boots que ça se nomme, aucune bonne manière, du 100% frelaté, garanti cérumen en éruption. Un peu de mise en contexte : A la fin des années 80, Zappa est proche de la banqueroute à la suite d'une tournée annulée, de projets onéreux qui ne se concrétisent pas, de ventes d'albums en baisse constante. Les solutions pour retrouver un peu de finance se réduisent au fur et à mesure que le crabe le ronge. 
Embaucher des musiciens pour les faire répéter à grand frais durant des mois en vue d'une hypothétique nouvelle tournée est devenu luxe impossible. Zappa n'a plus de label et aucune assurance ne couvrira un cancéreux souhaitant parcourir le monde pour s'afficher devant des salles à moitié vides.

Alors merde, puisque le bon peuple achète à plein tarif des albums pirates de ses concerts, jusqu'aux plus anciens, sans qu'il ne touche un radis sur les ventes, puisque s'emmerder à numériser des masters ne sert à rien sinon gonfler les hypothèques, qu'il en soit ainsi. Zappa décide de regrouper huit bootlegs dans un coffret et de commercialiser la chose telle quelle en 1991. Le public ne se ruinera plus et lui touchera sa part du gâteau. La belle idée que voila. Tellement bonne que deux autres coffrets suivront l'année suivante.

Quel intérêt me direz-vous ? Voila un ramassis d'albums tellement dépourvus de post production qu'ils ne sont même pas mixés ! Zappa a tout laissé en l'état. Il a pris des bootlegs vinyls, les a transféré sur cd et c'est marre. Les titres s'interrompent parfois en plein milieu, la cassette était en bout de bande. Dans le même ordre d'idée, une intro passe à la trappe au bénéfice d'un moment d'extase que le bootlegger a jugé plus crucial. Zappa n'a absolument rien retouché au travail de sagouin, tout baigne dans son jus. Le son est ce qu'il est. Tantôt très bon, comme sur l'excellent Anyway The Wind Blow qui donne à entendre l'intégralité du concert de 1979 à l'Hippodrome de Paris, ou crapouilleux sur le très dispensable Freaks and Motherfuckers, captation de 1970 de la formation avec Flo & Eddie, pas franchement ma préférée. 'Tis The Season To Be Jelly, c'est encore autre chose. Zappa salement touché par une gastro laisse les Mothers de 1967 meubler durant ses absences lors d'un concert suédois qui les voit reprendre du Elvis et le Baby love des Supremes entre quelques extraits de leur maigre production discographique (Freak Out et Absolutely Free) agrémentés de Doo Wop (Gee). On est loin des ambitions de musique savante, pourtant les gars trouvent moyen de coincer du Tchaikovsky dans le fourbi. Une version de 17 minutes de King Kong les place en plus sérieux concurrents des Doors, c'est bordélique à souhait, les bandes sont découpées avec les dents et recollées avec des moufles, un vrai bonheur.


Saarbrucken 78 est du calibre du concert à l'Hippodrome de Paris, le son est celui des halls de gare des 70's qui nous servaient de lieux de cultes, celui des Palais des Sports qu'on a si bien connu. Puissant ! En entendant ce barouf tout revient à l'esprit, les stands de badges, les affiches vendues à la sauvette sur le parking, l'odeur des américains ketchup/moutarde avec le jus des brochettes qui pisse sur les baskets à lacets rouges. Aucun Live remasterisé du monde, trafiqué post opératoire, gonflé aux stéroïdes, nettoyage Dolby, mes couilles sur la console 52 pistes, ne fera fonctionner la machine à remonter les méninges aussi bien que ce monstre de foire digne du marché de Vintimille. Là oui, on y est, zéro camouflage, réverbération au taquet, guitare cradingue en embuscade et les frappes de Vinnie Colaiuta démultipliées par l'architecture métallique. On dodeline une bière à la pince, saoulé par les watts, déchiré par les feedbacks, émerveillé d'être là. En écoutant ça, je sais pourquoi je ne vais plus dans les concerts. Ils ne nous veulent plus assez de mal.
La version de Pound for a brown est du genre à me faire rationaliser par le vide, rendre obsolète la moitié de mes disques préférés. Mazette, faites place au speed jazz métal ! Et ça ne s'arrête pas là. Après un Bobby Brown expédié sans suivi, voila une nouvelle effusion de lave avec Conehead. Tous les efforts tape à l’œil mis en scène pour nous faire croire qu'en 2019 la musique vibre encore sont foutus en l'air d'une pichenette, je paye mon poids en piments d'Espelletes à qui me trouve un groupe actuel capable d'envoyer une telle décharge. Il y a tellement de vie là dedans.


Pour Unmitigated Audacity faut faire l'effort d'accepter la médiocre qualité du son, mais bordel ça vaut le coup. On est en 1974, en formation commando réduite à l'essentiel, deux batteurs mais pas de Ruth Underwood aux maillets. C'est le versant obscur de Roxy & Elsewhere, tout est dans le groove et le grain de folie, le répertoire va piocher jusque dans We're Only In It For The Money. On est largement dans le documentaire archéologique, je ne vais pas vous bourrer le mou. A l'antithèse se trouve Piquantique, Ruth Underwood est bien là, Jean-Luc Ponty aussi et George Duke pour faire bonne mesure niveau virtuoses. On est en 1973, c'est avant-garde toute avec des versions bataille dans le cosmos de Dupree's paradise et Father Oblivion. Le son est bon (1973 et c'est un bootleg, hein), le répertoire est oblique, la formation est interstellaire, si Piquantique était paru officiellement en son temps on se prosternerait devant. Je vous colle le lien d'un équivalent vidéo en fin de prose capté par la télé allemande (ou suédoise, je ne parle ni l'un ni l'autre mais le présentateur vaut à lui seul le coup d’œil, au moins autant que le costard très chic de Zappa).


1969 dans un club de Boston, The Ark écrit la légende.  
52 minutes, dotées d'un son de qualité pro, des Mothers originelles avec Motorhead Sherwood, Don Preston, Jimmy Carl Black, Roy Estrada (dorénavant emprisonné à vie) et toute la clique d'allumés. Le répertoire offre de l'inédit, Some ballet music qui préfigure The adventures of Greggery Peccary, du groove bagarreur (My guitar wants to kill your mama), du Doo Wop supplicatoire (Valarie), un embrasement des sens avec le medley aux échalotes Uncle Meat/King Kong et un rhythm & blues de fête de lycée, Status back baby, avec pile ce qu'il faut de perversion pour honorer les cancres qui se curent les dents au stiletto plutôt que le couple de monarques de la soirée. On est loin de la rive, très loin, quelque part sur un océan ignoré des cartes entre la virulence de Chunga's Revenge et le dadaïsme forcené de Weasels Ripped My Flesh. Indispensable pour les uns, insupportable pour d'autres, la nécessité est mère de l'invention.


Le dernier du lot, As An Am est à l'appréciation de chacun. Période 1981/82, celle avec Steve Vai, régulièrement dénigrée par les Zappatologues intégristes pour cause de vulgarisation immodérée. Perso, j'y suis heureux comme un cochon dans sa merde. C'est mon côté bling-bling, hardos à gourmette, qui ressort. Le disque en lui-même tient surtout pour les démentielles 9 minutes d'une version de Valarie toute en guitares hurlantes et les 11 consacrées à un Torture never stops qui porte bien son nom. Le son fait saigner les tympans, les synthés sifflent les rares fois où les guitares vous laissent quelques secondes de répit, c'est crétin comme un concours de bites, ça parade comme seule une bande de ritals peut le faire et celui qui pisse le plus loin gagne le droit de fanfaronner plus fort que les autres. Avec Freaks & Motherfuckers, c'est le bootleg le moins indispensable du lot, n'empêche que j'ai mis trois plombes à m'endormir après me l'être injecté au casque pendant que Milady servait de demoiselle d'honneur à un couple d'agriculteurs.


Beat the Boots n'a franchement rien pour plaire, un coffret à la con avec huit machins sursaturés dedans. Faut être dingue pour acheter ça et déjà pas bien net pour le télécharger et pousser le vice jusqu'à l'écouter. C'est bruyant, régulièrement crispant, ça vous colle des spasmes nerveux dans les guiboles et il y a de fortes chances pour que vous passiez pour un jobastre en braillant en choeur sur les titres doo wop. Il y a là dedans plus de branlettes de manches que dans l'intégrale de Joe Satriani et personne n'a jamais osé plus loufoque. On n'y croise pas toutes les musiques du monde, mais un paquet de celles qu'on aime au moins équivalent à celui de celles qui nous horripilent. Et arrivé au bout, on les aime toutes ! Encore faut-il arriver au bout.


Pour les plus téméraires, le Volume 2 de Beat The Boots contient sept autres folies du même acabit parmi lesquelles Swiss Cheese/Fire, le fameux concert au Casino de Montreux en 1971 qui inspira Smoke on the water à Deep Purple. On y entend les derniers instants de musique d'une salle devenue mythique et l'annonce faite par Zappa demandant au public de sortir calmement. L'enregistrement se poursuit durant plusieurs minutes, témoignage de l'absence totale de panique chez les Helvètes, au point qu'un roadie à l'accent typiquement trainant se laisse entendre dire en français des Alpes "On ne va pas se grouiller, il faut absolument que je range les microphones". Unique.

Hugo Spanky