vendredi 23 octobre 2020

SuBWaY To HeaVeN...BRuCe SPRiNGsTeeN

Et s'il ne devait en rester qu'un, et si il fallait envoyer l'élu sur Venus, et si on disait que...ola, le concept est usé mais l'exercice est excitant. Un disque, un seul, d'un mec qui en a fait trente ou cinquante, ou deux. Lequel garder sous la menace, s'il fallait sacrifier une intégrale courant sur trois ou quatre décennies. S'il fallait partir léger, sauter dans le premier métro et filer, faire un choix à l'instinct, irraisonné. Est-ce l’œil séduit par une pochette, choix esthétique, est-ce l'esprit attaché au souvenir de la découverte, choix nostalgique, est-ce le sensitif, choix de la raison, après tout un disque c'est de la musique, lequel prendra le dessus au moment de tendre la main vers la pile pour en extraire le nectar ? On s'en fout, pourtant j'ai choisi de me soumettre au test. Entre couvre-feu et confinement, une façon de tuer le temps en se triturant les méninges.

Il a fallu que le défi tombe sur Bruce Springsteen. Avec qui tout est simple, et très compliqué en même temps. C'est que des Springsteen, c'est comme des Johnny, y en a des tonnes. Le maigrichon frisotant mal à son aise parmi la faune du CBGB, celui à gros muscles, perfecto et bandana, celui en costard trois pièces, le biker des plages à barbichette tendance, le plouc en chemise à carreaux et safety shoes, le chef de gang arrogant qui vend du rêve aux filles ou le solitaire dépressif qui gamberge sur son père à qui il n'a pas su dire je t'aime, je peux en faire trois pages, j'ai en réserve le Springsteen à bonnet et le metalleux à cheveux longs de Steel Mill. Le gars s'y perd régulièrement autant que nous, tellement le bordel est intense dans sa caboche.
 


The Wild, The Innocent and the E Street Shuffle. Basta, c'est dit. C'est celui ci et pas un autre. Expliquer le pourquoi sera un tantinet moins commode, même si il suffit de l'écouter pour piger. The Wild (je vais m'en tenir là, vous m'en voudrez pas) a une qualité qu'aucun autre album n'a dans la généreuse discographie de Springsteen, il est fluide. Steve Van Zandt n'est pas encore revenu, Jon Landau n'est pas encore là, John Hammond a lâché l'affaire du nouveau Dylan, Mike Appel garde le nez dans les contrats, Bruce est libre de faire ce qu'il veut. Tout le monde s'en bat les noix, il n'y aura que les allemands pour tirer un single de ce disque bacchanal. Du coup, il se prend pour Van Morrison et habille ses interminables textes de tout un fatras de couleurs mal assorties, mais qui font quand même joli une fois cousues les unes aux autres. Et cela pour deux raisons, d'une il dispose de sa meilleure formation, David Sancious tient les rênes, avec lui à ses côtés Springsteen peut tout se permettre, laisser filer Kitty's back dans le Jazz, flanquer un piano à la Gershwin sur une intro ou coller le groove de Cameo à The E street shuffle. Une fanfare se distingue, l'accordéon de Danny Federici émerveille, n'importe quoi qu'on lui donne à mettre en place, David Sancious en fait de l'or en barre sans rien perdre du swing gitan qui le différenciera toujours de la productivité industrielle de Roy Bittan, qui bientôt prendra sa place. C'est le point essentiel, c'est ce qui fait que j'aime ce disque plus que les autres. Il n'est pas calibré, zéro formatage, The Wild est un pur disque des seventies d'avant le pilotage automatique tiré au cordeau qui définira la seconde partie de la décennie. Même le seul rock de l'album, Rosalita, échappe au lourdingue qui plombera très vite les titres les plus binaires de Springsteen. L'humeur est encore à l'abandon, au désinvolte. A l'humour ! On rit sur The Wild, on se tape sur l'épaule, on chahute, on bouffe l'instant présent à pleines dents. Born To Run est un foutu suppositoire en comparaison. Et The River, qui est techniquement le meilleur album de Springsteen, est trop cadenassé pour lui rafler la mise, trop impeccablement dosé, et surtout handicapé dans ses moments les plus heavy par une rigidité qui vous plombe le cul sur le canapé, là où The Wild vous fait bondir vers le lustre. Et c'est là que je vous sors de la manche ma seconde raison.
 

De deux, Vini Mad Dog Lopez est à la batterie. Et Gary Tallent porte une barbe de hippie. Pas de beat robotique, de destruction des potards à coup de barre à mine sur les futs, non. Vini Lopez est un authentique violent, il est imprévisible, il percute et disparait avant les emmerdes. Il fait partie de ces batteurs qui savent poser les baguettes, sans être perdus au moment de les reprendre. Il sait quand les cymbales n'ont aucunement besoin des peaux, quand la musique nécessite qu'il s'efface pour respirer à plein poumons. Du coup, Gary Tallent a de l'espace, posez le diamant sur New York city serenade, vous allez comprendre. Trouvez moi un autre morceau, où vous voulez sur les cinquante albums suivants, sur lequel la basse de Gary Tallent est aussi libre de circuler. Tant que vous y serez trouvez moi un autre morceau au niveau de celui là. 

 


The Wild, The Innocent and the E Street Shuffle est unique et mal éduqué, il n'est pas vraiment produit, les arrangements sont à la limite de l'improvisation, ni costard, ni cravate, ici c'est shorts et chemises hawaïennes, faites place au charme débraillé. Le disque capte des compositions parmi les plus ambitieuses de leur auteur sans être paralyser devant l'enjeu, l'aisance de David Sancious permet au groupe de les aborder comme il le fait sur scène. Plus exactement comme s'il les jouait dans la rue. Rarement un disque aura aussi fidèlement honoré son nom. L'année suivant sa parution, Steve Van Zandt, Max Weinberg, Roy Bittan, Jon Landau rejoindront la troupe, le E Street Band sera nommé. Adieu fanfare, accordéon, mandoline, percussions, le funk tire sa révérence, le jazz se barre, le rouleur compresseur peut commencer son œuvre. La production visera l'efficacité, dépourvue de fantaisie, les guitares jusque là très subjectives formeront dorénavant la ligne de front, la rythmique fluctuante deviendra de plomb, les claviers traceront des frontières là où ils esquissaient des horizons lointains. Rien de tout cela ne concerne The Wild, The Innocent and the E. Street Shuffle, disque kaléidoscope de sons, d'images, de sensations, patchwork d'humeurs qui se télescopent comme les idées loufoques sous nos crânes saouls. Il fait partager une de ces nuits chaloupées quelque part le long de la jetée, une de celles dont l’œuvre de Springsteen aura ensuite la nostalgie, sachant les raconter à la perfection, mais plus jamais nous les faire vivre ainsi. Après ce disque là, c'est le shuffle que Springsteen a perdu. 


Hugo Spanky