mardi 20 février 2018

SWeeT MoVie, suLFuReuSe DuPLiCiTé



Ne penser qu'à ça, le taire à jamais. 
Parce qu'elle fut la seule explication donnée aux horreurs de la seconde guerre mondiale, la folie fut le thème récurrent des décennies suivantes. Le rock en particulier, l'art en général, disséqua méticuleusement le sujet, l'utilisant en dérision, en agression ou, de façon plus fataliste, en concession.
Durant les trois décennies d'après guerre, artistes et philosophes ont questionné obsessionnellement l'humanité, derrière plus ou moins de fards, sur les traumatismes du conflit. Assommoir, aliénation, oppression ou liberté à outrance, partout le monde était redessiné à la hache sans que personne n'y comprenne plus rien, sinon que le précipice avait un drôle de sourire.
La folie -d'un homme, d'une idéologie, d'un peuple- coupable accommodante et silencieuse, si parfaite sentence pour qui ne saurait se résigner à épouser la normalité qu'elle devint la règle pour les irréductibles rebelles sans cause à défendre, sinon celle de toutes les rejeter. Hallucinations droguées, délires abscons, autant d'estampilles qui aident à faire disparaitre lentement, mais surement, tout un pan de culture un peu plus édulcoré à chaque recyclage, vidé de sa substance subversive pour mieux amuser la galerie. C'est pourtant dans bon nombre de ces œuvres énigmatiques que l'on peut encore dénicher matière à se lubrifier les méninges. Pour si peu que l'on regarde en soi au moins autant que sur l'écran.
Réalisé en 1974 par le Serbe Dušan Makavejev, Sweet Movie est une de ces étranges pellicules dont l'époque avait le secret. Une ode vaguement psychédélique, pas vraiment sans queue ni tête dans sa construction, mais bien farfelue quand même. En tout cas, il n'y subsiste rien de l'austérité souvent redoutable d'ennui du cinéma de l'est. Pour ce premier film réalisé en exil, Makavejev profite si pleinement de la liberté de ton que lui offre un financement franco-germano-canadien que, débarrassé du joug de la pesante oppression du parti communiste Yougoslave, il réussit à se faire censurer à peu près partout dans le monde libre !


Les années 70 ont été généreuses en films, souvent rébarbatifs, dénonçant les bourreaux pour mieux souligner la fragilité des victimes. Sweet Movie se distingue du lot en abordant ces sujets avec malice et sans la moindre compassion pour quiconque. Pour faire simple, en résumé, la sublime Carole Laure incarne l'innocence virginale confrontée, par une suite rocambolesque d'évènements, à différents protagonistes incarnant chacun une forme d'idéal sociétal. Ça semble confus dit ainsi, rassurez-vous, c'est encore moins clair à l'écran. Quoiqu'il en soit, l'innocence s’accommode de toutes les corruptions tant qu'elle peut préserver sa candeur de façade, et pour le coup, on a comme l'impression que ça ressemble à beaucoup de ce qui nous entoure et nous possède.


Capitalisme, communisme, fascisme, anarchie, John Vernon, Anna Prucnal, Sami Frey, Otto Muehl incarnent ces idéologies de façon surréaliste, flatteuse de prime abord, toutes empreintes de séductions, parées du lyrisme libérateur. Sus à la médiocrité ! Que ne ferait-on pas pour Carole Laure ? Le capital veut lui offrir les chutes du Niagara, mieux, les remplacer par un spectacle plus digne encore de sa beauté. La révolution veut lui faire découvrir l'amour physique mucho caliente. L'anarchie veut la libérer des chaines des conventions, des règles les plus élémentaires de bienséance.
Sauf qu'on n'est pas dans Les bronzés et qu'on aura pigé que pas mal de saloperies se cachent derrière le glamour nauséeux des bonnes intentions. Le communisme, ennemi intime du cinéaste yougoslave, séduit et pervertit l'enfance, poignarde celui qui succombe à ses charmes. Le capitalisme soumet l'individu à la dictature du profit, à l'obligation au bonheur. La révolution est un coït interruptus. Les images toutes de chaleur et de couleurs pétaradantes des utopies malicieuses se trouvent confrontées à celles de l’exhumation par les troupes de Hitler du charnier de Katyń en 1941. Et du coup, ça ne rigole plus du tout. 


Le monde superficiel aux couleurs psychédéliques de Sweet Movie nous inflige abruptement le terrifiant noir et blanc mécaniquement filmé par les sbires du 3eme Reich. On parle là, et pour ce seul lieu, du massacre de plus de 4000 civils polonais par l'armée soviétique de Staline. On parle aussi de l'utilisation du charnier par les nazis comme propagande pour justifier la rupture du pacte germano-soviétique et l'invasion de l'URSS. En fait, non, concrètement on ne parle de rien, ne penser qu'à ça, le taire à jamais, on se le ramasse en pleine tronche. Cet incroyable moment de l'Histoire où le génocide d'un peuple est dénoncé par une idéologie qui le perpétue tout autant que celle qu'elle dénonce. Tout le cynisme du vingtième siècle résumé en quelques maladroits mouvements de caméras. Et de nos estomacs chahutés de naître cette idée : se laisser berner confortablement par les douces promesses ne mène jamais à autre chose que ça.

Dès lors notre perception du film change, les masques craquent de toutes parts. Les idéaux ne sont que dictatures. Tous ! Sitôt qu'ils s'appliquent à quiconque ne les partage pas. Il est déjà trop tard pour échapper aux perversions de ce monde et l'innocence de devenir à son tour outil de propagande. Toujours plus nue, elle s'offre sans surprise à cette perfidie commune à tous les systèmes dans une anthologique scène donnant à voir Carole Laure toute dégoulinante de chocolat fondant pour une publicité télévisée. Sweet Movie est une pute cajoleuse dont notre environnement quotidien est l'implacable reflet.


Et puisque nul n'échappe à son enfer personnel, le film contient aussi en son sein, sa propre mise en abyme. Dans son segment le plus abjecte visuellement, Sweet Movie laisse libre cours aux délires scatologiques d'Otto Muehl et fait écho aux happenings régressifs du plus ambivalent des fondateurs de l'Actionnisme Viennois. Dans une autre scène, il interroge indirectement sur la sexualité enfantine, tout du moins il se joue du tabou. Un thème récurent dans ces années là, qui, plus près de nous, peut évoquer Préparez Vos Mouchoirs de Bertrand Blier, mais auquel le parcours à venir d'Otto Muehl va donner un éclairage rétrospectivement glaçant quant aux réponses qu'il aura donné au questionnement du film de Dušan Makavejev


Otto Muehl a 18 ans en 1943 lorsqu'il est enrôlé dans la Wehrmacht, puis envoyé au front l'année suivante. Traumatisé par la vision d'atrocités que la débâcle ne permet plus de cacher, il revient à la vie civile convaincu que rien ne doit subsister des fondements mêmes d'une société qui a permis l'existence de tels actes. Sur le modèle de Fluxus, il fonde en Autriche à l'aube des années 60 le mouvement Wiener Aktionismus aux côtés de Hermann Nitsch, Günter Brus et Rudolf Schwartzkogler (pour ne citer que les plus significatifs). Chacun à leur façon, ils vont torturer le corps humain, exhiber ses expressions naturelles les moins ragoutantes, gerbe et excréments inclus, et mettre en scène les agressions qu'il subit, aveuglement, trépanation, négation. Censuré, condamné à l'exil puis à la dissolution, le mouvement s'il provoque un rejet quasi-unanime n'en servira pas moins de base à beaucoup de ce qui va suivre en matière d'art glauque. Ses entrailles mises à vif vont servir de matrice à l'esthétisme glacial incarné plus tard par la No Wave de New York, le cinéma de Cronenberg, l'univers de The Wall autant que par Throbbing Gristle, Nine Inch Nails, ou l'inévitable David Bowie, de manière frontale dans sa période Outside ou plus subtile dans les contorsions des clichés de Lodger.


Tout ça serait bien joli, sauf que. Dès le début des années 70, l'Actionnisme Viennois implose. Lucide envers la domestication du mouvement par le système bourgeois des galeries d'art Rudolf Schwartzkogler se défenestre à tout juste 28 ans, laissant derrière lui la part la plus durablement marquante de l'œuvre actionniste, des photographies montrant l'agonie d'un corps momifié, parfois trépané ou submergé de bandes magnétiques symbolisant la confusion manipulatrice engendrée par la sur-information. Le corps étouffé, l'esprit saturé, la lutte semble vaine pour l'individualisme au sein d'une société uniformisée que Schwartzkogler refuse par la plus radicale des actions. Sa mort sonne l'heure des choix : Hermann Nitsch trouve sa place dans le milieu de l'art et atteint la renommée à travers des mises en scène sanguinolentes qui perpétuent sans les transcender les œuvres fondatrices du mouvement.  


Bien plus intéressant est Günter Brus. Utilisant son corps comme matériau de création, il réalise dans les années 60 des happenings extrémistes en s'infligeant publiquement humiliations, mutilations et tortures. A Munich en 1970, il s'ouvre les jambes sur toute leurs longueurs, puis le crane, avec une lame de rasoir, usant de son sang pour créer une peinture vivante, avant de perdre connaissance devant un public sidéré et complaisant. Ne devant sa survie qu'à l'intervention des secours, il estime à juste titre ne pas pouvoir aller plus loin et se tourne vers la littérature et le dessin, sans rien renier de ses aspirations.



Otto Muehl, plus pragmatique, se distingue par sa capacité à propager ses convictions. Élément philosophique du mouvement, il choisit d'appliquer à la vie l'absence de convention que ses comparses revendiquent dans l'art. En 1974, l'année où il joue dans Sweet Movie, il fonde la communauté Friedrichshof, du nom du lieu où se regroupent plus de 500 adeptes, et devient inévitablement ce qu'il a jusque là combattu. Abolissant tout ce qui se réfère aux mœurs de la société, il sépare parents et enfants, uniformise les apparences, cheveux rasés, tenues de prisonniers, impose une liberté sexuelle -qui de fait devient une obligation- s'octroie les pleins pouvoirs en commençant par le droit de cuissage. Coupée du monde, la communauté devenue secte se hiérarchise en fonction de la capacité de chacun à renier son intimité de la plus expressive des façons. Tout doit être exposé aux autres membres, partagé, exorcisé, les plus hauts grades étant attribués à ceux qui se libéreront du plus grand nombre de tabous. Ambiance de jobastrerie intense, patchwork hystérique de philosophies digérées de traviole, une dose de Janov, un suppositoire de Freud et tout le monde hurle en se roulant dans sa merde. De scabreuse et scatologique, cette démence virera rapidement à l'inceste et la pédophilie. En réfutant en bloc les règles de la société, vraisemblablement sans comprendre que le nazisme les avait réfuté avant lui, Otto Muehl venait de marcher sur les pas de Hitler jusqu'à en devenir semblable despote. Son règne communautaire prend fin en 1988, lorsqu'une plainte pour abus sur mineurs est déposée à son encontre. Il sera condamné en 1991 à 7 ans de prison.


Ainsi, Sweet Movie, renié par Carole Laure, célébré par les critiques, ignoré par le public, incarne involontairement une forme de cinéma vérité, souligne que jouer les ingénus peut se payer au prix fort, capte un bref moment d'hésitation au carrefour de la destinée dont l'humanité n'a su que faire, sinon recréer le même schéma de soumission à une figure dogmatique quelque soit le nouveau masque derrière lequel elle se travestie. Un instant dont aucune leçon n'aura été tirée, puisque c'est toujours au nom de cet idéal déchu de liberté sans entrave que notre monde continu de se précipiter du haut de la falaise. Alors que depuis le temps chacun devrait savoir que sa liberté s'achève là où commence celle du voisin.

Hugo Spanky