Dans la foulée du papier précédent, j'ai traqué sur la toile tout ce qui pouvait assouvir ma soif de Blues. On trouve un paquet de concerts tardifs, tenues correctes exigées dans des clubs où touristes et gloires locales se partagent les tables. C'est extra pour des artistes qui échappent aux bouibouis à l'automne de leurs vies. Je ne sais pas si on peut dire qu'ils obtiennent ainsi le respect tellement ça ressemble à un numéro de cirque.
Je suis aussi tombé sur les rescapés du Blues Boom anglais et autres texans nés du bon côté de la couleur de peau. Je vais faire vite, l'authenticité du Blues blanc je n'y crois pas. Johnny Winter, Stevie Ray Vaughan, Eric Clapton sont dignes d'interêt, leur virtuosité, leur feeling, leurs facultés d'assimilation les ont fait briller et je ne crache pas dessus. J'aime leurs albums, il m'arrive même de les écouter. Je n'attends pas d'eux qu'ils inventent quoique ce soit, juste qu'ils reproduisent à leur sauce un état d'esprit qu'ils ne font qu'effleurer.
Il suffit des quelques minutes pré-générique du long métrage Le Blues Entre Les Dents pour piger ce qui leur manquera toujours. Et tant mieux pour eux. On ne s'attribue pas les souffrances de l'esclavage, l'humiliation des viols dont on est témoins silencieux sous peine de finir au bout d'une corde. Le Blues Entre Les Dents mélange film et documentaire, je dis bien film, pas fiction. La partie romancée du métrage tisse le contexte, au cas où la scène initiale captée parmi les pensionnaires d'un pénitencier n'aurait pas suffit à nous mettre au parfum. On suit donc un couple bringuebalant, l'homme traine sa misère en vivant aux crochets de sa mère comme le morpion de base, la femme s'ennuie ferme et occupe son temps libre en écoutant le Blues dans le bar du quartier. Et c'est là qu'on a du bol.
Sur des scènes sans lustre, grandes comme des timbres postes defilent au pinacle de leur forme Sonny Terry & Brownie Mc Ghee (le Toots Sweet d'Angel Heart), Roosevelt Sykes, Junior Wells, Bukka White, Buddy Guy. Et BB King aussi. Ça c'est pour les noms ronflants, ceux qui mènent la danse de bien redoutable façon. Faut voir (et entendre surtout) Buddy Guy qui prend son envol sur les ailes de Junior Wells. Ils sont quoi ? Quatre ou cinq gars emboités comme des Légo sur l'équivalent d'une table de jardin, pas besoin de superflu, ils commencent par faire chauffer l'harmonica, derrière ça se met en place par quelques licks et cris sauvages. Les gars viennent de choper le groove, ils ne vont plus le lacher. Le morceau se met à monter comme une chantilly, juste avant de vous éclater à la gueule en une bordée de notes furibardes. Junior Wells fait un pas en arrière (pas deux sinon il tombe de scène), Buddy Guy fait un pas de côté et c'est un Boeing qui vous transperce le crane pile entre les deux yeux. Faut voir ça une fois dans sa vie. Après quoi, on relativise avant de parler d'efficacité pour le moindre Angus Young qui passe.
Tout ça c'est bien joli, pourtant l'essentiel est ailleurs. L'acmé du film ce sont les anonymes, les anciens dont on voit bien que l'entourage se demande jusqu'à quand papi, tonton ou maman va faire son numéro. Dans un salon exigu, dans une cuisine basse de plafond, dans un coin de bistrot entre billard et percolateur, démonstration est faite de ce qui ne s'apprend pas. Le Blues prend corps au fil des mots, les notes égrainées à coups d'ongles, de pulpes et de coudes font rougir les mamies, mouiller les gamines. Le Blues est un langage, cru, prophète, roublard. Tout ce qui vient l'enjoliver le dénature.
Le Blues Entre Les Dents de 1972, production française, réalisateur grec, des protagonistes qui de l'Afrique à l'Amérique ne sont chez eux nulle part. Faites leur une place dans votre lucarne, le lien est juste là.
Hugo Spanky