Avec quel disque de David Bowie voulez-vous passer l'éternité ? Une simple formalité sur ce coup là, j'allais bille en tête étaler mes certitudes sur une cinquantaine de lignes, habiller l'ensemble d'une poignée de photos et publier dans la foulée. Il ne me restait plus qu'à réviser les oeuvres majeures du rouquin, manière d'aborder tout ça avec une fraicheur renouvelée. Je suis tombé de haut. Le constat est navrant, plus grand chose ne tient debout. Je ne me faisais pas tellement d'illusions sur la période post Let's Dance, sinon quelques titres éparpillés que je savais trouver sur mon chemin. Absolute beginners, This is not America, Under pressure, Cat people, Jump they say. Guère plus pour ce qui est des singles imparables. Quant aux albums, ils sont insupportables à écouter dans leur intégralité. Et ceux qui ne l'étaient pas le sont devenus. J'avais accroché sur Outside à sa sortie et longtemps ensuite. Ce retour en catimini vers quelque chose de plus artistique amorcé avec Black Tie White Noise avait de quoi séduire. David Bowie s'amusait à nouveau à des jeux dont il inventait les règles. C'est finalement ce qui flingue Earthling, toutes ces règles qui cadenassent ce qui n'avait de charme que sauvage. Bowie uniformise son propos en usant d'un Drum'n'Bass trop systématique pour ne pas devenir pénible. Reeves Gabrels n'arrange rien à l'affaire, l'omnipréssence de son jeu tape à l'oeil m'a filé des envies de meurtres. Au final, cette autre trilogie ne vaut plus un clou. Pour invoquer la nostalgie des années 90, les disques de Prodigy font mieux l'affaire. Ou une compilation de hits Dance.
Ceci réglé, je me suis penché sur l'avant, inévitable avant, fièrement campé sur ses fondations, dressé en pyramide de vinyl noir. Du haut de ces névroses, dix années de génie nous contemplent. C'est pas Napoléon qui le dit, c'est le service promotion de RCA. Dix années largement rééditées et augmentées, remasterisées et remixées pour des raisons diverses avec des résultats discutables. A moins que ce ne soit l'inverse. Autant le dire d'emblée, deux albums se distinguent, parfaits chacun dans leur style. The Rise and Fall Of Ziggy Stardust, d'abord et encore. J'aimerais pouvoir le déboulonner ne serait-ce qu'un peu, par vice plus que par plaisir, mais y a pas moyen. Rock'n'roll suicide n'a certes plus la définitive beauté du baiser de la mort, mais Five years prend du volume au fur et à mesure que grandit la distance qui nous sépare de sa création. On peut déblatérer de tout notre soûl, prendre des positions idéologiques, rien n'y fera, poser ce disque sur une platine réduit à néant les objections. Et tant mieux parce qu'on ne peut pas en dire autant de la fameuse trilogie pseudo Berlinoise (en fait majoritairement Franco-Suisse) dont le vernis de façade craque de toute part. Même condensé sur la B.O de Christiane F, c'est devenu imbitable. Lodger, déjà bassine d'eau tiède à sa parution, conserve son charme pastel. Je pourrais encore le défendre celui ci, par contre Low et Heroes ont basculé cul par dessus tête. Les sonorités prétendument avant gardistes agacent, encombrent parfois de bonnes chansons, masquent souvent un vide intersidéral.
Du coup, le second album qui se distingue est celui qui balaie devant sa porte. Lassé d'Iggy Pop, débarrassé d'Eno, Bowie revient aux fondamentaux avec Scary Monsters (and Super Creeps). Terminé les branlettes pour alimenter la prose d'Yves Adrien. Scary Monsters est une boucherie. David Bowie refait enfin ce qu'il fait de mieux, transformer de bonnes chansons en un rock moderne, nerveux et provocateur. Créer des titres qui alimentent les radios, consolent les peines de coeur, donnent envie de danser le samedi soir et de pleurer le dimanche matin. De quoi occuper le terrain des médias et garder le rock en vie. Autant dire tout ce dont on aurait bien besoin. Scary Monsters est une version kärcherisée de Station To Station que l'on a accueilli en faisant un triomphe à Ashes to ashes. Et puisse que j'en parle, allons-y pour le duo plastic-soul du coeur des seventies. Young Americans et Station To Station restent de bons disques, des candidats sérieux au titre suprême seulement disqualifiés par trop d'emprunts, même sublimés. Le premier suce la moëlle du Philadelphie sound, fait ses courses chez Luther Vandross et doit son hit single pour moitié à John Lennon, le second brille intensément par la reprise de Wild is the wind, sans laquelle il ne serait qu'une jam entre musiciens au pinacle de leur génie. Mais je l'ai dit, ce sont de bons disques. Que Scary Monsters et ses super creeps annihile d'une pichenette, fa fa fashion.
Et donc reste la période Glam, celle du rouquin maigrichon qui ne sait pas s'il est homme ou femme, terrien ou extraterrestre. J'ai évoqué le cas Ziggy Stardust et le moins qu'on puisse dire, c'est que lui pondre un successeur n'était pas une mince affaire, à tel point que Bowie va s'y reprendre à deux fois. D'abord avec Aladdin Sane, que j'ai beaucoup écouté sans jamais trop savoir pourquoi. A l'exception de Time, Lady grinning soul et du morceau Aladdin sane, illuminés par les audaces de Mike Garson, l'album est une vulgarisation de Ziggy Stardust conçue pour capter le marché américain. De sa semence naitront le Rocky Horror Show, Phantom of the Paradise et Kiss. Marketé dans une pochette iconique aussitôt déclinée en une invasion de merchandising, Aladdin Sane est un produit savamment pensé. Les chansons, vidées de toute fioriture, soutenues par une énergie communicative et des refrains minimalistes instantanément mémorisables, défilent comme à la parade en revendiquant leurs gros sabots. A coup de suck, baby, suck et de Jean Genie loves chimney stacks, les garces nous couchent dans leurs draps tachés. Bizarrement, Aladdin Sane pourrait être le meilleur album 70's des Rolling Stones.
Ensuite il sort Pin Ups. Celui là démerdez vous avec, je n'en dirais aucun mal. Ken Scott, Hérouville, un groupe soudé par une énorme tournée, une poignée de hits des sixties intelligemment sélectionnés, que peut-on reprocher ? Dire que toutes les reprises ici présentes surpassent les originaux serait excessif, pourtant je le dis. Ce I can't explain ralenti à l'extrême est chargé d'un groove sexuel menaçant qui viole la niaiserie adolescente de l'original. See Emily play, roulé dans la boue, se révèle un rock puissant sans ses oripeaux pédants, et il en va ainsi de tous les autres morceaux. Dynamique, frais et vicieux, Pin Ups est un album brillant emballé dans une pochette divine. Seule Sorrow casse un peu les bonbons au milieu de la mitraille, mais il fallait bien un single.
Ce qui m'amène tout naturellement à Diamond Dogs, album crucial qui permit à son auteur de transcender le phénomène de mode. Devenir autre chose que Taylor Swift. Allez demander à Marc Bolan si c'est chose facile. David Bowie vise la postérité, zigouille Ziggy Stardust devenu trop réducteur et tant qu'à y être dégomme les Spiders From Mars pour engager, enfin, un groupe de mercenaires qu'il dirige en occupant le poste de guitariste doublé de celui de producteur. Le résultat est inoxydable, simple dans ses riffs, mais ambitieux dans ses mélodies échevelées et sa construction labyrinthique. Disque vampire, Diamond Dogs fait la synthèse du glam rock mortifère et se revitalise par l'apport d'un souffle disco. Ainsi en équilibre entre les éléments de son succès européen et ceux de son opération séduction, Diamond Dogs est un disque de transition. C'est une pile dans laquelle on cherche rarement les chef d'oeuvres. David Bowie n'aura pas été à une excentricité près.
Tout ceci est bien joli, mais la gifle qui m'a retourné le cerveau n'est pas tant venue de Diamond Dogs que de Space Oddity. Celle là, je ne l'avais pas vu venir. Parmi mes certitudes, une me semblait indéboulonnable : La discographie de David Bowie commence à Hunky Dory. Et c'est en dégainant du fourreau cet album là que je pensais conclure mes révisions. The Man Who Sold The World étant une daube infâme, je ne reviendrai pas là dessus, j'ai vérifié. Surprise, pour la première fois Hunky Dory ne m'a pas collé une poussée d'urticaire, preuve s'il en est que si les temps ne changent pas tant que ça, les hommes eux vieillissent. Johnny Hallyday plus visionnaire que Bob Dylan, ça non plus je ne l'avais pas vu venir.
De quoi éveiller un doute en moi, si Hunky Dory n'est pas aussi naze que je le pensais, Space Oddity ne vaut-il pas mieux que l'indifférence que je lui porte ? J'avais chopé mon exemplaire au temps de l'adolescence, séduit par sa pochette et conservé depuis pour le hit qui lui fait office d'étendard. Sans aller plus loin dans la découverte. J'aime bien ça, le disque qui végète dans son coin et qui me pète à la gueule 40 piges après la bagarre. Intrigué, j'ai soudain abordé son cas dans les grandes largeurs, allant tel un geek sous Temesta jusqu'à traquer les démos et autres BBC sessions et surtout comparer la version originale avec le remix de 2019 réalisé par Tony Visconti. L'objectif d'adapter un enregistrement bringuebalant de 1969 en produit calibré pour Spotify a été atteint. Visconti a sorti les muscles et discipliné la stéréo farfelue du mixage d'époque, couteaux et fourchettes sont dorénavant du bon côté de l'assiette. Les trois guitares qui virevoltent dans le spectre sur l'excellent God knows I'm good bombardent comme des B52. Je ne dénigre pas, ça fonctionne. On sait que les chaines hifi sont une espèce en voie de disparition et que l'écoute sur ordinateur fait du son caractéristique des sixties l'équivalent d'une fraise de dentiste. L'avenir n'est plus aux disques play it loud. Par contre, on peut appeler un morceau Janine sans que ça gène personne.
Entre les prénoms à la con et cette fichue guitare folk, je vous accorde que Space Oddity a des allures de ménestrel qu'il faut savoir outrepasser. Plus encore lorsque Tony Visconti débarque avec sa flute sur An occasional dream, sans toutefois parvenir à flinguer le morceau. Ne me demandez pas d'où je sors tant d'indulgence. Bien plus réussi est l'arrangement de cordes réalisé pour Wild eyed boy from Freecloud qui habille le morceau d'une séduisante emphase dramatique. Et puisque je rode sur la face B, Memory of a free festival, qui s'étire sur sept minutes, s'avère être un drôle de trip. D'abord recueil harmonium et voix, puis chorale défroquée sur fond de rock bastringue, avant que la coda ne ramène tout le monde au point de départ. Est-ce que la qualité de la composition supporte un tel méli-mélo ? A vrai dire, c'est sur ce titre que j'ai pigé que l'intelligence de Bowie turbinait déjà plein gaz, car il faut évidemment prendre le problème à l'envers.
Avec la délicate mission de succéder au hit interstellaire qui ouvre l'album, Unwashed and somewhat slighty dazed prend le contre-pied de la sophistication qui le précède. Six minutes de folk rock hargneux pour nous ramener les pieds sur terre, un matraquage en rogne qui aurait pu trouver sa place chez Led Zeppelin, si Robert Plant n'était pas si angélique. Après quoi Letter to Hermione passe comme à La Poste et nous mène tout droit à Cygnet commitee. Je ne pige pas comment j'ai pu rater un tel morceau. Neuf minutes qui s'inscrivent dans un registre que Bowie affinera bientôt avec Five years, Rock'n'roll suicide ou Wild is the wind. Brouillon ou pas, on est à ce niveau là dès 1969. Parlez d'une révélation, je me l'injecte trois fois par jour depuis une semaine.
Hugo Spanky