Comme la télé aime à le faire depuis l'avènement des émissions criminelles, le documentaire Gregory diffusé par Netflix, consacré à la plus médiatique des enquêtes irrésolues du 20eme siècle, pose plus de questions qu'il n'amène de réponses. Malgré le choix éditorial de focaliser le reportage sur le couple Villemin et d'ignorer précautionneusement le contexte politique de l'époque, il y en a une en particulier qui me vient à l'esprit en voyant en filigrane apparaître au casting de ce fiasco judiciaire si bien orchestré, Jacques Attali, Robert Badinter, Marguerite Duras et Serge July : L'Affaire Gregory n'est-elle pas victime de l'abolition de la peine de mort ? Il est tentant d'imaginer que la désignation irréfutable d'un coupable sordide aurait été fatale à cette loi imposée par un président de la république fraichement élu, et acceptée avec une énorme défiance par une population encore fortement marquée par la sentence de l'Affaire Patrick Henry et les virulents débats qu'elle occasionna. Il y a fort à parier qu'un nouvel assassinat d'enfant dans une France à fleur de peau aurait tordu le cou à l'emblème des premières années d'un pouvoir dont on peut reconnaître l'art du flou dans la façon dont ont été manipulé opinion publique et protagonistes de l’enquête.
L'Affaire Gregory serait-elle un chapitre supplémentaire à ajouter à la liste du sang contaminé, du nuage de Tchernobyl, des écoutes téléphoniques, des suicidés de la république, des frégates ? Peut être. Il est indéniable qu'elle a été prétexte à l'opposition de deux camps qui cherchaient un terrain pour en découdre depuis que les abolitionnistes s'étaient emparés de L'affaire du pull-over rouge, symbole d'une justice locale expéditive, aveugle et mal intentionnée, ce à quoi les pro-peine de mort avaient répliqué en politisant à leur tour L'affaire Patrick Henry. L'élection de François Mitterand avait mis la balle au centre sans pour autant calmer les esprits belliqueux. L'occasion était trop belle, les ingrédients trop délectables pour que la sérénité soit préservée. Qui allait se soucier de justice lorsque l'orgueil des puissants est en jeu ?
La présence aux côtés des époux Villemin de l'avocat Henri-René Garaud, qui fit du rétablissement de la peine de mort l'enjeu de sa carrière politique, celle face à lui de Gérard Welzer, avocat du suspect Bernard Laroche, qui se distinguera plus tard en défendant le ministère de la santé dans L'Affaire du sang contaminé, peuvent laisser penser qu'au delà de la découverte de la vérité, ce qui se jouait sur les rives de la Vologne pouvait être de ces poisons qui font tomber les gouvernements, pour si peu que la cigüe imprègne l'esprit des électeurs. Comment pourrait-on croire que c'est un hasard si deux des avocats les plus opposés philosophiquement et politiquement du moment se trouvent confrontés sur une affaire de meurtre d'enfant au fin fond des Vosges, instruite par un jeune juge aussi influençable qu'incompétant, natif, hasard surement là encore, de Jarnac, lieu de naissance de François Mitterand ? Les ingrédients sont parfaitement réunis pour que soit dévoré tout cru quiconque se trouvera entre le marteau et l'enclume. Et qu'importe si parmi les dommages collatéraux se trouvent une femme de 23 ans et son mari de 26 ans, tout deux en deuil de leur fils de quatre ans. Quand les fauves ont faim, il faut bien les nourrir.
Au nom de l’intérêt supérieur, L'Affaire Gregory sera réduite à des unes à sensation pour des journaux en mal de tirages, sans qu'aucune vérité n'apparaisse jamais derrière les milliers de pages imprimées sur un sujet qui échappe à tous.
C'est ce contexte complexe et incestueux que le documentaire Netflix s'escrime à contourner en inscrivant avec insistance les faits dans une région désolée, coupée du reste du pays, filmée du ciel pour mieux souligner son encerclement de forêts, d'eau et de pierres, rendue plus opaque encore par le mutisme de ses habitants. Il faut choisir de faire le parcours contextuel soi-même, penser à L'Affaire Dominici, à cette France du terroir, celle des taiseux, des coups de fusils, celle que l'on veut cacher sous le tapis de la lumineuse modernité. Une France qui vote, aussi, et que manipule les extrêmes tout autant que les ambitieux du second tour. C'est par ses non-dits et ses zones d'ombre que le documentaire Gregory s'avère le plus perturbant, on peut le prendre tel qu'il est et se désoler de l'addition des incompétences qu'il souligne, on peut surtout se demander pourquoi aujourd'hui encore ce sont ces seules incompétences que l'on nous propose comme menu, là où il serait pertinent d'en chercher la raison.
Gregory est un vide bien ordonné, il donne la parole à ceux qui ne diront jamais rien, leur offre l'occasion de tirer la couverture à eux, de se dégager de toute responsabilité. Il donne à moudre un peu de polémique bien dans l'air du temps avec les propos d'un flic que ne manqueront pas de juger outrageusement sexistes les âmes sensibles qui feraient mieux de relire Borniche plutôt que de s'épancher sur twitter. Gregory est une fissure dans le mensonge d'un pays qui ne veut plus se voir tel qu'il est, ancré dans la terre boueuse. Un retour à une réalité si éloignée du masque virtuel de civilité irréprochable dont on se targue en ligne que l'on finit le visionnage des cinq épisodes avec la sensation d'être concerné, enfin, par une histoire que l'on avait jusque là méprisé avec superbe. Cruelle vérité que d'avoir, chacun de nous, laissé dériver le corps ficelé d'un enfant sans jamais rien exiger d'autre que d'être divertis par la caricature nauséabonde, bien content de ne pas ressembler à ces familles qui se déchirent et s'exécutent. Oubliant au milieu des flots tumultueux, qu'un couple de gamins, Jean-Marie et Christine Villemin, en plus de perdre son enfant, va se retrouver emprisonné, condamné par les unes des magazines, les mêmes qui les gracieront plus tard, sans que jamais l'on ne s'inquiète de savoir à qui profite le crime.
Hugo Spanky