Mieux encore que Mean Streets, pour voir le New York des années sauvages dans toute sa crudité, il suffit de dénicher quelques porno filmés à Manhattan entre 1968 et 1975, avant que son industrialisation ne délocalise le genre à San Fernando et ne le dénature de son charme primitif. Ces bobines sont les témoignages sans
concession d'un court instant durant lequel la législation ne s'occupa que de
regarder ailleurs, tandis que la rue vivait au rythme effréné d'une
époque en perpétuelle révolution.
La dope, la musique, le sexe, le besoin de vivre l'instant présent avec un temps d'avance sur le reste du monde firent de New York le pôle d'attraction de toute la frange la plus marginale d'une génération qui voulut s'émanciper du cursus standard de l'american way of life. Soudain, il fallait porter nippes à la cool, planer à chaque minute de l'existence et noyer son esprit dans les lueurs psychédéliques des boites à la mode. Les petites sœurs de l'Indiana, les paumées du Minnesota descendaient du Greyhound sur la 42ème, Natalie Wood à l'esprit et bientôt le diable au corps. Dans ce New York bon marché où tout s'achète et tout se vend, prendre une heure de son temps de glande pour se faire culbuter, face caméra, sur le canapé de Bob Wolfe, pouvait apparaitre comme une bonne affaire. Pour quelques dollars qui en valent d'autres, du stupre et des soupirs pour assouvir l'avide curiosité des âmes esseulées aux mains moites.
Les loops, ces court métrages d'un quart d'heure filmés en temps réel, étaient alors destinés à alimenter les cabines de peep show. Le business de la branlette s'était fait mettre le grappin dessus par la mafia, de la même façon que le rock'n'roll lorsqu'il s'agissait de remplir les juke box.
Chacun le sait, les quelques dollars qu'elle vous tend, la mafia se démerde toujours pour les récupérer avant même que vous n'ayez quitté le building. Les Lolita tournaient un film au deuxième étage, le dealer les attendait au premier. Rentabilité maximale. Et comme rien ne se perd et que les loops sont muets, les bande-sons servent de casse-croutes à des musiciens affiliés à des labels affranchis. Les rouquines de Hell's Kitchen font des turlutes sur du heavy funk à la carbonara, du bubble gum psychédélique à la Buddah Records.
Dès 1970, la production est saturée, il arrive des frangines de partout, accros à la dope, lassées de piétiner sur leur carré de bitume, tailladées par les macs à l'ancienne avec lesquels les heures paumées à comater sous morphine n'ont jamais fait bon ménage. Le porno est la solution, son expansion irrésistible. Le genre passe en 16mm sonore, envahit les cinémas, Butchie Peraino sort les talbins, Carlo Gambino réquisitionne les salles. Au diable
les strip clubs, les dollars envolés pour apercevoir une paire de nénés. Sur le grand écran, c'est le vrai truc, du début à la fin, avec même quelques
pratiques auxquelles on n'avait pas encore pensé. Rien n'est plus
cool dorénavant que de passer une partie de la nuit à fumer des joints et
descendre des bières à Time square, affalé devant
un porno psychédélique dans un cinéma permanent sur the deuce. On rallonge les loops avec des scènes en extérieur, une clope qui s'échange, une rue qui se remonte, un plan fixe à Max's Kansas City, un traveling sur la faune, un argot sort de la rue.
Friedkin, Scorsese, Cimino, Paul Schrader, De Palma, Abel Ferrara puiseront tous à cette source. A ces pellicules rayées aux couleurs surexposées, au charme accrocheur des grains de peau sans fard, à la pale maigreur des corps contorsionnés, aux dégaines improbables, hautes en couleurs et constellées de froufrous bon marché. Et surtout à ce cinéma qui perce la bulle de l'intimité, à cette caméra qui se place là où la décence l'interdit, ose des angles de prise de vue à filer le vertige, des mouvements à la fluidité mal maitrisée, mais dont la liberté fera école.
Avant l’avènement du porno de San Francisco, avec ses hippies bucoliques détroussées de leur vertu par une ribambelle de bikers outrageusement alcoolisés, ses cheeleaders dévergondées plus épuisantes pour l'équipe de foot du lycée qu'un match de ligue, le porno de New York capta, sans la travestir sous un message ou un autre, la vérité de son temps. Ce mélange infectieux d'appartements sordides aux murs lépreux, de chop suey engloutis sous les néons hurlants. Ce décor de trottoirs bondés, martelés de pas qui ne mènent nulle part, d'esprits corrompus par la dope, le vice et le rock distordu qui s'échappe sans discontinuer du cruising permanent du mâle américain en quête de cheap thrills crasseux, achetés au feu rouge, consommés dans la première dead end street aveugle.
Friedkin, Scorsese, Cimino, Paul Schrader, De Palma, Abel Ferrara puiseront tous à cette source. A ces pellicules rayées aux couleurs surexposées, au charme accrocheur des grains de peau sans fard, à la pale maigreur des corps contorsionnés, aux dégaines improbables, hautes en couleurs et constellées de froufrous bon marché. Et surtout à ce cinéma qui perce la bulle de l'intimité, à cette caméra qui se place là où la décence l'interdit, ose des angles de prise de vue à filer le vertige, des mouvements à la fluidité mal maitrisée, mais dont la liberté fera école.
The Deuce, la nouvelle série HBO calibrée par l'équipe qui nous a donné The Wire et Treme, veut nous raconter tout cela, téléporter le business de la 42ème rue jusqu'à notre ère en collant la moustache de Harry Reems à James Franco, une perruque blonde à Maggie Gyllenhaal. Le deal est-il possible ?
Difficile de répondre avec certitude après visionnage des trois premiers épisodes (sur huit pour la première saison). Les personnages sont stéréotypés, tendance fades, le scénario est d'une lisibilité qui fait peur. On sent que l'échec de l'alambiqué Vinyl pèse sur les intrigues, ici tout se devine à trois kilomètres à la ronde. James Franco, aussi soporifique qu'à l'accoutumée, malgré les amphétamines que son personnage gobe une scène sur deux, me fait redouter le pire avec le double rôle qui lui a été attribué (ou plus exactement qu'il s'est attribué lui-même, puisqu'il co-produit le show). Pas franchement le plus subtil sur le marché, le risque est grand de voir l'acteur cabotiner à qui mieux mieux pour s'en sortir avec cette histoire de frères jumeaux. Franchement pas une bonne idée.
Plus encourageante est la présence de Maggie Gyllenhaal, valeur sûre s'il en existe. Également productrice de la série, elle incarne à l'écran un personnage dont l'indépendance, largement surlignée dès ses premières scènes, pourrait évoquer le parcours historique de Sharon Mitchell.
Native du New Jersey, personnalité aussi bien bâtie que son corps est frêle, pionnière parmi les actrices porno, Sharon Mitchell a œuvré pour la considération des femmes dans un milieu pour le moins macho, avant de s'investir, dès le début de l'épidémie, pour que la profession prenne conscience de l'arrivée du sida et rende obligatoire les moyens de protections, test et préservatifs, ainsi que la prise en charge des infectés par le virus. Par son action, Sharon Mitchell a sauvé un nombre incalculable de vie, tout en continuant son métier d'actrice porno, ne devenant jamais autre chose que la grande dame qu'elle n'a cessé d'être. Il serait incompréhensible que son parcours ne serve pas de pivot à The Deuce.
Les autres rôles en sont pour le moment à se marcher sur les arpions. Margarita Levieva,
la pimpante étudiante qui se détourne de son ennuyeux petit univers de conformisme bohème en jouant la fille de l'air. Emily Meade, la tapineuse fraichement débarquée de son bled mise au turbin par un pimp aussi caricatural qu'interchangeable. Deux têtes de poupées dotées d'un charisme d'endive. Force est d'admettre que tout ça n'est pas reluisant. Le rendu sur l'écran est lisse, les reconstitutions sont propres, trop propres pour être crédibles. L'absence de rythme n'est qu'une moitié de surprise vu que ni The Wire, ni Treme n'étaient menées à un train d'enfer, sauf que cette fois on n'est pas dans une enquête au long cours, encore moins bercés par les cuivres chauds de Big Easy. On est censé être au cœur de la ville qui ne dort jamais, dans un milieu où le speed s'avale entre deux rails de coke. Et il ne faut pas compter sur la bande son pour nous sortir des limbes du premier sommeil, la musique est aux abonnés absents et les bruits d'ambiance auraient eu plus de dynamisme s'ils avaient été capté dans ma rue, un soir de Saint Louis. La présence de Method Man en caution street credibility à 20 piges de retard, l'arrivée de l'omnipotent Chris Bauer en contremaitre de chantier n'annonce pas de grandes subtilités et reluque à plein nez un savant mélange de Dernière sortie pour Brooklyn et de son rôle de docker syndicaliste dans The Wire.
The Deuce en dit finalement plus long sur notre époque que sur celle de l'action. Pas un chicot jauni, pas une coupe de cheveux qui ne soit faite au laser, les jeans déchirés sortent de Kiabi, les chemises sentent la soupline, jamais le tabac froid, les cuirs sont flamboyants, pas l'ombre d'un herpès sur la moindre pute. On est mal barré.
Et ce serait foutrement regrettable, si la série ratait le coche. L'idée est tellement bonne, enfin donner l'éclairage mérité à cette partie honteusement ignorée de la rock culture. Il y aurait tant à raconter, tellement de destins se sont croisés. Celui de Valerie Marron est de ceux qui louvoient sans cesse entre le milieu musical et celui du porno. Abusée depuis l'enfance par son beau-père, elle fugue à seize ans, direction les rues de Manhattan où elle fréquente le CBGB et se met à la colle avec Mickey Ruskin, propriétaire, de plus de vingt ans son ainé, de Max's Kansas City. Comme le hasard fait bien les choses, le club sert régulièrement de décor à des tournages de porno et Valerie Marron, décomplexée, potelée et sexy, a le profil idéal pour le rôle. Toujours mineure, à une époque où ça ne gène ni Roman Polanski, ni grand monde, elle joue dans quelques unes des plus significatives productions de Big Apple, dont Wet Rainbow, un 35mm de 1974.
Un an plus tard sur le plateau de Christy, la môme se lie à Andrea True, une bourlingueuse des tournages depuis le milieu des années 60, les deux délurées se découvrent le même engouement pour la musique et décident de se lancer. C'est Andrea true qui décroche la timbale en 1976 avec le single disco More, more, more. Le succès est mondial, les deux copines mènent la grande vie et font tous les excès qui vont avec. En 1978, désormais junkie, Valerie
Marron devient la maitresse de Félix Pappalardi, rencontré pendant l'enregistrement de We Have Come For Your Children, l'album de ses copains les Dead Boys que produit l'ancien bassiste de Mountain. Leur amour adultère sera lourdement plombé par l'autodestruction, mais tiendra bon jusqu'à ce qu'en 1983 la femme de Pappalardi, lassée d'être mise sur la touche, n'y mette un terme en collant une balle dans la tête de son mari. Je vous épargne la chute de l'histoire, on ne la connait que trop bien. Si avec un destin comme ça, on ne fait pas un bon scénario, alors c'est à n'y plus rien comprendre.
Il faudrait aussi évoquer Radley Metzger, qui fut au porno new yorkais ce que le Studio 54 fut à la virée nocturne, un sommet d'esthétisme de la débauche. Barbara Broadcast, The Opening Misty Beethoven ou The Private Afternoons of Pamela Mann sont autant de films dont la sophistication n'a rien à envier aux canons du cinéma mainstream. En 1975, il adapte L'image, le roman sado maso de Catherine Robbe-Grillet, femme du réalisateur de Glissements Progressifs du Plaisir.
Avec Radley Metzger, le genre du film se définit par l'histoire, si elle nécessite des scènes de sexe qualifiables de pornographiques, alors il en tourne sans mettre de gants. Dans le cas contraire, ses films en sont dépourvus. Il révèle des actrices uniques dans leur style, à la beauté jamais conventionnelle, Terri Hall, Constance Money, Annette Haven, Day Jason ou Lynn Lowry que l'on retrouve dans le fabuleux Sugar Cookie de Theodore Gershuny, thriller érotique dans le milieu de l'art new-yorkais. L'occasion de croiser la glaçante copine de Lou Reed, Mary Woronov, ainsi que l'une des plus délicieuse pionnière du porno, Jennifer Welles, par ailleurs immortalisée sur la pochette d'Electric Ladyland. C'est une histoire sans fin.
Si jamais The Deuce tourne au fiasco, on pourra aussi se consoler avec l'exact inverse des films de Radley Metzger : Forced Entry de Shaun Costello. Un furieux porno de 1972 mettant en scène un vétéran du Vietnam écœuré par la dégénérescence du monde qui l'entoure. Rendu psychotique par la dislocation des valeurs américaines, traumatisé par la guerre, le type ne se rase pas les tempes, ni ne fait le cador devant son miroir de salle de bain, mais viole et assassine toutes celles, nombreuses, qui lui apparaissent comme un peu trop libérées. Avec son éclairage blafard dépourvu de nuance, ses crimes sanguinolents, ses scènes hardcore et ses baisers nécrophiles entrecoupés de scènes de documentaire du Vietnam sous napalm, Forced Entry donne à La Dernière Maison sur la Gauche de Wes Craven, de même qu'à l’œuvre la plus extrémiste d'Abel Ferrara, des airs de sitcoms débonnaires. Le New York des enfants des ténèbres n'est pas à chercher ailleurs.
Forced Entry aurait pu ouvrir une porte, faire que le porno s’intègre dans un registre plus large, pourtant, à l'exception de Richard Kern et sa muse Lydia Lunch, aucun des réalisateurs directement issus du monde qu'il avait contribué à accoucher, celui du punk new-yorkais, n'osera franchir le Rubicon et, si la violence fera recette, l'acte sexuel redeviendra sujet tabou. Jamais il ne quittera le ghetto.
La symbolique veut qu'une inutile version soft de Forced Entry, avec Tanya Roberts et Nancy Allen, sera tournée deux ans après l'originale. Soft comme The Deuce ? L'enquête suit son cours.
Plus encourageante est la présence de Maggie Gyllenhaal, valeur sûre s'il en existe. Également productrice de la série, elle incarne à l'écran un personnage dont l'indépendance, largement surlignée dès ses premières scènes, pourrait évoquer le parcours historique de Sharon Mitchell.
The Deuce en dit finalement plus long sur notre époque que sur celle de l'action. Pas un chicot jauni, pas une coupe de cheveux qui ne soit faite au laser, les jeans déchirés sortent de Kiabi, les chemises sentent la soupline, jamais le tabac froid, les cuirs sont flamboyants, pas l'ombre d'un herpès sur la moindre pute. On est mal barré.
Il faudrait aussi évoquer Radley Metzger, qui fut au porno new yorkais ce que le Studio 54 fut à la virée nocturne, un sommet d'esthétisme de la débauche. Barbara Broadcast, The Opening Misty Beethoven ou The Private Afternoons of Pamela Mann sont autant de films dont la sophistication n'a rien à envier aux canons du cinéma mainstream. En 1975, il adapte L'image, le roman sado maso de Catherine Robbe-Grillet, femme du réalisateur de Glissements Progressifs du Plaisir.
Avec Radley Metzger, le genre du film se définit par l'histoire, si elle nécessite des scènes de sexe qualifiables de pornographiques, alors il en tourne sans mettre de gants. Dans le cas contraire, ses films en sont dépourvus. Il révèle des actrices uniques dans leur style, à la beauté jamais conventionnelle, Terri Hall, Constance Money, Annette Haven, Day Jason ou Lynn Lowry que l'on retrouve dans le fabuleux Sugar Cookie de Theodore Gershuny, thriller érotique dans le milieu de l'art new-yorkais. L'occasion de croiser la glaçante copine de Lou Reed, Mary Woronov, ainsi que l'une des plus délicieuse pionnière du porno, Jennifer Welles, par ailleurs immortalisée sur la pochette d'Electric Ladyland. C'est une histoire sans fin.
Forced Entry aurait pu ouvrir une porte, faire que le porno s’intègre dans un registre plus large, pourtant, à l'exception de Richard Kern et sa muse Lydia Lunch, aucun des réalisateurs directement issus du monde qu'il avait contribué à accoucher, celui du punk new-yorkais, n'osera franchir le Rubicon et, si la violence fera recette, l'acte sexuel redeviendra sujet tabou. Jamais il ne quittera le ghetto.
La symbolique veut qu'une inutile version soft de Forced Entry, avec Tanya Roberts et Nancy Allen, sera tournée deux ans après l'originale. Soft comme The Deuce ? L'enquête suit son cours.
Hugo Spanky