Féru de réincarnation, le criminel texan Gary Gilmore, exécuté pour meurtres le 14 janvier 1977, offrit ses organes à la médecine afin de survivre à travers d'autres. Quelques mois plus tard, sur le single Gary Gilmore's eyes, le chanteur des Adverts imagine avoir subi la greffe de ses yeux, dorénavant son regard effraie et lui fait percevoir la vie tel que le fort psychotique meurtrier la percevait. Ses yeux sont fous. Une idée pertinente tant notre perception des choses dépend du prisme par lequel on les reçoit. La culture, l'éducation, les gènes sont parmi les filtres qui font que l'on nuance ensuite l'information reçue, qu'elle devient notre à travers l'interprétation que l'on s'en fait. C'est notre part d'humanité, ce qui nous distingue de la machine, ce qui fait que les robots, les ordinateurs restent des outils à notre service. C'est aussi notre caractéristique la plus encombrante. Celle que l'on s'efforce de nous faire gommer à coup de pensée unique, de politiquement ultra correct, de retweet décérébré, de soumission volontaire.
Entre deux crises d'un rire nerveux qui finira par me coller un ulcère, il m'est apparu, non pas Johnny descendu de sa croix, guitare en bandoulière, Gitane à la main, mais qu'aucun triste sire n'avait pris le plaisir d'évoquer l'essentiel de ce clivant personnage : sa musique. Donc.
Avant même d'évoquer le moindre de ses innombrables singles, débarrassons nous du thème rock ou pas rock. Johnny Hallyday a pour phare revendiqué Elvis Presley, et on le sait grâce à l'intelligentsia, Elvis Presley n'est pas rock. Par un cheminement de l'esprit qui leur appartient, les grands penseurs, dont je me suis épargné de faire partie, ont établi que non, ou du moins plus après Sun records, ou l'armée, ou le mariage, ou Hollywood, ou Las Vegas, ou les costumes Nudies, ou la graisse sur les hanches, quoiqu'il en soit, non, Elvis Presley n'était pas rock.
C'est très bien, de fait je peux me targuer d'être un homme ouvert à toutes les musiques, de n'être pas un benêt sectaire mais au contraire un être susceptible d'apprécier une variété (aïe, le mot est lâché) d'arrangements et d'orchestrations puisant aussi bien du côté des mariachis d'east L.A que de Gerschwin. Merci à eux.
Ceci établi, je mets mon masque, mes palmes et mon tuba et je plonge tête baissée dans le flot de 45 tours que constituent les premières années de l'idole, puisque jusqu'à 1966 et La Génération Perdue, les albums de Johnny furent principalement des recueils de E.P. Ainsi même le fort renommé Les Rocks Les Plus Terribles, à juste titre vanté comme étant un de ses plus essentiels 33 tours, est une compilation de 3 E.P paru au fil des premiers mois de 1964. Et qu'importe si Les Rocks Les Plus Terribles sont en réalité de la bossa nova, ils sont la base de tout ce qui suivra. Les fondations de l’œuvre la plus pharaonique du répertoire hexagonal. Avec les Showmen de Joey Greco, guitariste italo-new yorkais -sans doute incapable de trouver du travail dans son pays- Johnny dispose pour la première fois d'un véritable groupe. Terminé les orchestres assemblés en pénurie, conglomérats de musiciens bedonnants ne craignant pas trop pour leur réputation de jazzeux en s'affichant derrière l'agité. C'est qu'en 1959, lorsqu'à lui seul il prend d'assaut le Fort Drouot, ils ne sont pas nombreux, à Paris, à savoir comment s'y prennent Cliff Gallup et Scotty Moore pour écharper les bonnes âmes. Par chance, ils sont depuis des milliers, derrière leurs écrans, pour nous l'expliquer.
Johnny, lui, il s'en tamponne le coquillard si les premiers de la classe ne pigent rien à Maudite rivière, cette chanson en mémoire de son premier tumultueux amour, Patricia Viterbo morte noyée dans la Seine. Joey Greco fait un travail aussi minimaliste que sublime sur ce bijou d'émotion pudiquement niché en face B du 4 titres Johnny lui dit adieu. Ce n'est qu'en 1974 sur la double compilation Super Hits que Maudite rivière sera éditée sur un album, au milieu d'autres singles indispensables Excuse moi partenaire, Quand revient la nuit, Le pénitencier, Pour moi tu es la seule... Elles sont démentes toutes ces doubles compilations Philips des 70's, au même titre que les huit volumes Impact. Elles permettent de retrouver faces B et classiques jusque là souvent inédits en 30cm.
Mais pour ce qui est d'un album enregistré comme tel, pensé et conçu comme tel. Avec unité de son et construction savante, c'est en 1969 que Johnny Hallyday décoche son premier coup dans le mille avec Rivière Ouvre Ton Lit. Bien sur, La Génération Perdue avait magnifiquement déblayé la voie dès 1966. Bien sur, Jeune Homme avait distribué les uppercuts dès 1968 en alignant Mal, A tout casser, Je n'ai jamais voulu croire, Au pays des aveugles. Bien sur, Johnny enregistrait déjà à Londres, faisant figure de pionnier européen, lui qui enregistrait déjà des hits tandis que les Rolling Stones n'étaient encore qu'un fantasme, que les Beatles se rongeaient les nerfs derrière Tony Sheridan. Quoiqu'en disent ceux pour qui il n'est rien, Johnny Hallyday vit au rythme du monde depuis sa naissance, bourlingué de ville en ville, de pays en pays, présent sur une scène depuis qu'il tient debout.
Pour les sessions londoniennes de Rivière Ouvre Ton Lit, le chanteur recrute Steve Marriott et Ronnie Lane, deux membres des Small Faces qui viennent de faire paraître Ogden's Nut Gone Flake, mais aussi Peter Frampton avec lequel Steve Marriott va dans les mois suivants former Humble Pie. Avec les deux Small Faces, Johnny Hallyday grave l'apocalyptique Voyage au pays des vivants (je ne recommencerai jamais ce que j'ai faiiiit, nooon) et le définitif Je suis né dans la rue. Deux titres qui dévastent de par leur déflagration tout ce qui voudrait s'y comparer. Avec Peter Frampton, il finalise Réclamations, Amen et Regarde pour moi. En plus des anglais, Johnny est encadré par ce qui restera son groupe le mieux soudé et le plus farouchement puissant, les Blackburds de Mick Jones, Jean-Pierre Rolling Azoulay et Tommy Brown. A dire vrai, avec ceux là, il peut se passer de tous les autres. Jimmy Page, Brian Auger, Steve Marriott, qui vous voulez. Avec ou sans invités aux noms prestigieux, le groove est profond, sourd, les guitares jaillissent de toutes part, prennent d'assaut l'auditeur en s'extirpant des limbes du mixage pour venir lacérer à pleines griffes les pulsations des membranes. Rivière Ouvre Ton Lit est un des rares albums quasiment dépourvu de cuivre de Johnny, les guitares y sont souveraines, ne laissant qu'un maigre espace durement gagné à l'orgue Hammond. D'un bout à l'autre, le 33 tours est fougueux comme un cheval sauvage, dès l'ouverture avec Rivière ouvre ton lit Johnny se pose en hurleur, saute à la gorge des mots comme Roger Daltrey sur Live at Leeds, feint l'abattement pour mieux remonter au front, distribue gifles et coups de boule, sort les chaines, tranche ses propres chairs devenue trop douloureuses. Les trips d'acide, l'alcool, la fille à qui il pense, tout s'embrouille, le sol se dérobe, il se cramponne à son micro, le visage fouetté par l'orage. La rivière de la chanson est une femme de mauvaise vie, à moins qu'elle ne soit cette poudre blanche qui fait ses premiers ravages parmi les rangs de ses amis. Bientôt Jimi Hendrix sera mort, bientôt Londres sera désertée, les trottoirs seront abandonnés aux zombies. Johnny veut jouer avec sa vie, il n'a pas besoin de personne pour l'aider, c'est encore dans les sillons de ce noir 33 tours qu'il l'affirme haut et sombre.
Faites ce que vous voulez de vos dimanches de pluie, mais venez pas me causer de musique si vous ne vous êtes jamais fait péter les tympans à cette source là.
En parallèle à l'album, Johnny Hallyday sort en single une chanson qui n'y a pas trouvé sa place : Que je t'aime. C'était ainsi alors, la créativité n'était pas d'imaginer différents formats
pour vendre les mêmes chansons.
L'année suivante, le chanteur fait presque aussi fort avec son album suivant, Vie. Si il a été souvent raillé pour son rattachement tardif à la cause hippie, il n'empêche que Vie aborde certains des sujets fétiches de la génération des fleurs avec moins de naïveté et plus de clairvoyance que n'en auront bien des écologistes encartés. Vie, c'est la rencontre avec Philippe Labro, journaliste devenu parolier pour que son goût de la poésie puisse épouser les thèmes d'actualité. C'est aussi le premier album sur lequel Johnny regarde l'Amérique dans les yeux et non plus à travers une vision romantique inspirée par les amours brisés du Rhythm & Blues. Vie est un album désillusionné, une prise de contact avec la réalité de l'Amérique blanche, un grand écart entre les cultures chères au chanteur, les orchestrations puissantes de Jean-Claude Vannier (Essayez, Poème sur la 7eme, Deux amis pour un amour, Lire dans tes yeux), le patchwork Folk Blues du Dylan irrespectueux de Blonde On Blonde (Pollution, Dans notre univers, Jésus Christ), le Rhythm & Blues tapageur (Le monde entier va sauter), la brutalité crue (Rendez moi le soleil, C'est écrit sur les murs) et la Country avec La fille aux cheveux clairs.
Écoutez le empoigner comme un stentor la Delta Lady (Fille de la nuit), Si tu pars la première, Fils de personne mais aussi l'ultra sexiste La loi (même Tex ne s'en remettrait pas))) ou Que j'ai tort ou raison. Et lorsqu'il se fait charmeur c'est pour mieux embobiner sa jolie Sarah ou mettre le pied au plancher sur deux thèmes Country aussi nerveux qu'épuré, Il faut boire à la source et L'autre moitié.
Moins virulent, mais non moins réussi, Country, Folk, Rock en 1972 retrouve l'esprit de diversité qui animait Vie. Si la dominante est soit Country Folk (Hello USA, Ma main au feu, Joe la ville et moi) soit dans l'esprit de Flagrant Délit (Tu voles l'amour, Rien ne vaut cette fille là, Viens le soleil), on y entend aussi du Blues (Tomber c'est facile) et de surpuissantes orchestrations de variété que le chanteur affectionne de défier depuis Que je t'aime. Comme si je devais mourir demain est ainsi le point d'ogre d'un album par ailleurs fréquemment laidback.
Dix moi plus tard, en Avril 1973, Insolitudes vient resserrer les boulons. Enregistré avec la même équipe que son prédécesseur, Insolitudes délaisse l'acoustique Folk, mais conserve une large palette de couleurs. C'est un de mes disques préférés de la discographie d'Hallyday, il vieillit sans encombre, se découvre sous un jour nouveau selon l'humeur et le climat, jamais il ne laisse en carafe. C'est l'album de Toute la musique que j'aime, celui du Funk New Orleans rageur (Le feu) ou menaçant (Moraya), celui de l'adaptation du Suspicious minds de Presley (Soupçons), de la mise au point de la formule qui amènera très vite Requiem pour un fou et Derrière l'amour puis toute une palanquée de hits qui n'appartiennent qu'à lui (Comme un corbeau blanc), celui où il s'approprie la Country (Tu peux partir si tu le veux, J'ai besoin d'un ami, Le droit de vivre) et ne roule des mécaniques qu'à bon escient (Le sorcier blanc).
Insolitudes, c'est Johnny qui se remet sur les rails après avoir frôlé la sortie de route. Nanette Workman a été renvoyé aux States après que l'histoire d'amour a viré au cauchemar toxique. Si ces deux là ont touché au sublime en se partageant le single Apprendre à vivre ensemble, ils ont aussi atteint les tréfonds de la psychose en jouant d'un peu trop près à qui se brulera la cervelle le premier. Le Johnny Circus a mis à mal toute la machinerie, le fiasco financier de cette anarchique tournée, impeccablement restituée par le documentaire J'ai Tout Donné de Jean-François Reichenbach, interdit dorénavant au chanteur de s'éloigner des studios. La banqueroute est totale, la consommation de came et d'alcool crève le plafond, le fisc frappe à la porte, les nuits blanches régalent les sangsues, Sylvie s'exile avec David à Los Angeles pour fuir le maelstrom. Et Johnny chante comme s'il allait mourir demain, dépossédé de tout, dévasté, ravagé, à genoux mais vivant, roulé en boule dans sa sueur, accroché à cette foule qui se presse dans l'obscurité pour ne pas être définitivement seul. Désespéré. S'il s'arrête, il chute.
En attendant d'en arriver là, l'album de 1974, Je t'aime, Je t'aime, Je t'aime, cautérise les plaies et conclut en demi teinte la période la plus aboutie de sa discographie, celle durant laquelle il s'est impliqué comme jamais plus ensuite dans la création de sa musique. Aux deux péplums gravés à Rome s'ajoutent dans la même veine orchestrale, dirigée par Gabriel Yared, Je construis des murs autour de mes rêves et dans un registre tout aussi orchestré mais nettement moins lyrique les percutants Hey Louisa, Trop belle trop jolie, Danger d'amour et Le Rock'n'roll. Le reste du disque montre un essoufflement de la formule Country et s'avachit dans l'ordinaire.
Qu'à cela ne tienne, galvanisé par son retour sur scène qui se profile enfin à l'horizon, Johnny Hallyday va se tourner vers le répertoire des classiques du Rock'n'Roll originel et se forger en trois albums basiques comme un poing en travers de la tronche (Rock'n'Slow, Rock à Memphis, La Terre Promise) un répertoire aux pectoraux saillants pour ravir un public avide de sensations fortes. Puis il se réinventera une fois encore avec Derrière L'Amour. Et l'histoire recommencera, encore et toujours. Oui, toujooouurs.
Hugo Spanky
A suivre...