C'est la valse des étiquettes quand il s'agit d'aborder le cas Santana. Latin Rock, Classic Rock, Jazz Rock, Rock Fusion, tout ce qu'on veut Rock mais il faut que ça soit Rock. Santana est un groupe de Funk. Plus proche de Earth, Wind and Fire que des Rolling Stones. Les rares fois où il s'attaque au Rock, c'est pour honorer Buddy Holly.
La musique de Santana est une quête rythmique, tribale. Le but du voyage est la transe. En concert, Carlos Santana ne se place pas au devant de la scène, ne vient jamais taquiner son chanteur, et pour cause, il en a rarement un dont ce soit la seule vocation. C'est au cœur du rythme que Carlos Santana se positionne, entre les percussions et le batteur, là où se trouve la pulsation. C'est aussi un guitariste parmi les plus mélodiques qui soit, à tel point que l'on peut chanter quasiment chaque solo. Sa musique est un équilibre, il n'y est jamais question d'égo. La guitare ne se distingue pas du corps, elle en est un membre.
Santana a enregistré une bonne douzaine d'albums qui sont indispensables à ma mise en combustion. Toutefois, la discographie du moustachu est un tel foutoir que je me garderais bien de l'aborder dans son intégralité. Personne ici n'y survivrait. Je vais juste vous prendre la tête avec une poignée d'albums sélectionnés de la façon la plus partiale possible. En commençant par ceux qui, après des décennies d'écoutes de l'intégrale du bonhomme, tournent le plus souvent sur ma platine à ce jour. A savoir la période Disco/Hard la plus FM.
Inner Secrets, Marathon, Zebop. Trois disques qui me ramènent instantanément à une époque où porter du velours vert était tendance. Un moment de l'humanité qui, vu d'aujourd'hui, apparait chaque jour un peu plus comme une faille dans le système, une brève incartade durant laquelle plus rien ne fut sous contrôle. Victor Lanoux et Jean-Pierre Marielle disputaient la Une des cinémas à Bud Spencer et Terence Hill. Les tubettes à tubards se consumaient dans les bistrots, les hôpitaux, les magasins, dans les voitures, les mômes assis à l'arrière, sans que personne ne songe à attacher la ceinture. Tout ça avec l'esprit léger et quelques grammes de vin dans le sang. Acheter un livre, un disque, voir un concert, se payait un resto, ne crevait le budget de personne. On pouvait faire tout ça dans la même journée avec un salaire de smicard sans nourrir d'angoisse.
Surtout, il y avait la radio, celle d'avant qu'elle soit libre....d'obéir au cahier des charges fixé par l'état. Celle d'avant les quotas chanson française, quand on pouvait bouffer du kilomètre en découvrant Heart of glass, Sultan of swing, Le freak, Hold the line, My sharona, Heartache tonight, How deep is your love, Another brick in the wall... La FM à l'américaine avant qu'on ne rejoigne le bloc de l'Est.
Santana n'était déjà plus un perdreau de l'année mais il tenait encore bien la rampe avec Open invitation, One Chain, You know that I love you, I love you much too much, Winning, tous extraits de ces trois albums magnifiquement calibrés pour muscler les mollets.
Dix ans plus tard, le groupe original à explosé depuis longtemps. Carlos Santana a passé les 70's à chercher dans la communion de la musique et de la spiritualité ce que d'autres cherchent dans la dope. En chemin, il a créé une œuvre intense, entre recueillement intérieur et exorcisme en place publique. Inner Secrets, Marathon et Zebop, enregistrés entre 1978 et 1981, sont des célébrations du corps. Ils n'ont d'autre ambition que d'être superbement interprétés, de distribuer de la vitalité. De vous faire sentir bien. De la musique qui fonctionne le samedi soir comme le dimanche matin, et qui convient tout autant le lundi pour aller bosser. C'est pas rien.
De ceux là, Marathon est le puissant, Inner Secrets mon préféré -pour son gros beat disco jusque sur Well all right- et Zebop le plus varié. Tous sont dans ma vie depuis qu'ils existent et y resteront jusqu'au bout. De toute façon, tout le monde s'en fout de ses albums, on les ramasse pour 1 euro dans les vide-greniers, les Emmaüs. Who sold the soul ?
Pour utiliser des métaphores qui collent au sujet, je dirais que le premier album est libre. Surgit de nulle part, son Rhythm & Blues south of the border fait partie de ces miracles dont les 60's furent friandes. Une création totale, insaisissable, que les descriptions les plus précises ne peuvent qu'amoindrir. Il est l'air.
Abraxas est l'album de la sophistication. Majestueux dans son immensité. Comment des musiciens aussi jeunes ont-ils pu dès leur deuxième disque atteindre une telle félicité ? Peu importe la réponse, jusque dans son nom, ce disque reste un mystère. Abraxas est l'eau.
Third, vous saute dessus sans injonction. D'une puissance peu commune, ce disque est un bloc d'énergie pure. Il est celui auquel je suis viscéralement le plus attaché. Celui qui me correspond le plus. Un second guitariste, Neal Schon, une section de cuivres, tout est mis en œuvre pour en faire l'album le plus échevelé, le plus heavy de Santana. A l'image de sa pochette, Third, est un violent big bang, le sidérant magma du cosmos capté sur du vinyl en ébullition. Third est le feu.
Et c'est justement sur scène que fut capté le disque par lequel je conclurai mon labeur. Triple album japonais de 1974, Lotus est une odyssée sonore. Un trip. Le genre d'aventure que ne pouvait engendrer qu'une époque où la musique live était dégagée de toute notion commerciale. Lotus est tout sauf une série de hits joués à la chaine, la plupart des titres qui le composent sont des inédits. Ne parlons même pas en terme de chansons, ce sont des thèmes, développés sur des rythmiques de haute voltige, jusqu'à ce que la musique devienne un état physique. Lotus est un disque dangereux, d'une puissance terrifiante. Palpable.