Bières, pétards et Rock'n'Roll à haut voltage, la philosophie bonnasse du Hard Rock se célèbrait avec complaisance, et si il a toujours eu dans ses rangs un lot non négligeable d'esprits ombrageux, le genre n'en demeurait pas moins plus propice à la rigolade que, au hasard, la Cold Wave ou les gothiques. Le hardos avait la rébellion badine. Les cuirs bardés de badges, les vestes en jean couvertes de patchs faisaient de solides armures pour le cap agité de l'adolescence, la sensation d'appartenance à un groupe, pour ne pas dire à un gang, canalisait le spleen des headbangers.
Jusque là tolérant -le hardos standard écoutait aussi bien Thiéfaine que Bob Marley tant qu'il avait sous la main une petite amie pour lui servir de prétexte- l'unité se fissura une première fois au milieu des années 80 avec l'apparition du Kill 'Em All de Metallica. Le monde du métal se scinda alors en deux catégories, les adeptes du speed, puristes en quête de marginalité, issus des tribus Motörhead, Judas Priest, Iron Maiden et autre Accept, et ceux des mélodies chatoyantes, amateurs de Def Leppard, Scorpions ou Foreigner, enclins à l'intégration sociale, au bonheur et au mariage à la sortie du service militaire. Néanmoins, tout ce beau monde cohabitait sans accro, tout juste distinguait-on les adeptes de la Heineken citron bien fraiche avec Rothman et ceux de la Pelforth brune tiédasse accompagnée d'une Goldo Caporal.
Puis vint Armageddon (MTV en langage d'ignorant). L'immonde synthétiseur, tel le migrant envahissant nos rives le couteau entre ses dents cariées, fit se dresser les extrêmes face aux sympathisants de la chose. Le propos se durcit, les accusations de trahison frappèrent Judas Priest, puis Motörhead -Lemmy, dorénavant blond, enregistrait des ballades mièvres et vivait en Californie- et bientôt il ne resta plus rien de l'utopie du métal éternel. Les concerts des uns furent désertés par les autres jusqu'à ne plus remplir les salles, jusqu'à ne plus exister, l'extinction de la race était proche.
La Scandinavie avait de tous temps servi de rampe de lancement aux formations anglaises, c'est en ses terres que les New Yardbirds avaient muté en Led Zeppelin, là aussi que Black Sabbath affutait son répertoire avant d'en présenter une version moins abrupte à ses concitoyens. Les scandinaves, les premiers, avaient dégainé les compilations de groupes débutants, sauvages et sans concession, Scandinavian Metal Attack frappa les esprits dès 1984 en faisant subir aux oreilles sinistrées d'un monde apeuré des formations aussi intransigeantes que Bathory. Et c'est en Suède que Metallica vint mourir, un triste matin de septembre 1986, lorsque son bus de tournée fit une embardée fatale à son élément le plus essentiel, Cliff Burton, l'incarnation même du fan de métal devenu légende. L'histoire des Lords Of Chaos pourrait bien avoir commencé ici.
Un
chanteur suicidé en mode gore extrême, des églises incendiées, un
homosexuel assassiné, un guitariste poignardé à mort, on pensait avoir tout vu avec
Mercyful Fate et Venom, voila que la vague émergente du Black Metal du
grand nord européen ridiculisait tout ce grand guignol en faisant preuve d'un
premier degré pour le moins radical.
Dégoutés par la transition grand public de leur musique fétiche, ne voyant plus rien venir de satisfaisant des rives d'Albion, les hardos scandinaves, repliés sur eux-mêmes en rangs serrés, se mirent en traque de sensations déviantes. Ils les trouvèrent dans le sous sol d'un disquaire norvégien, drôle d'endroit pour la rencontre de ressentiments millénaires, de frustrations nées de l'ennui et de la désolation d'un avenir en cul de sac. Les discours firent frissonner les chairs, l'heure des actes venait de sonner d'un sinistre glas. Courroucés
par des siècles de domination chrétienne, ils furent quelques uns à
juger vital de débarrasser le sol d'Odin des symboles de
l'oppresseur monothéiste. Les photos d'églises calcinées devinrent quotidiennes dans
la presse, le Black Metal norvégien venait d'entrer avec fracas dans
l'histoire culturelle de son pays.
Le livre Lords Of Chaos a une première fois documenté l'affaire en 1998, quelques années seulement après les faits. Du suicide du chanteur de Mayhem au meurtre d'Euronymous, guitariste et leader du même groupe, le livre tentait de définir les motivations des uns et des autres, leurs croyances et le désœuvrement qui mena un troupeau de jeunes hardos, guère différent du nôtre, à commettre l'invraisemblable. Le livre avait recueilli les fanfaronnades des témoins, éveillé l’intérêt, mais le sensationnalisme prenait le pas sur les ténèbres.
En 2009, l'excellent documentaire Until The Light Takes Us prit la relève avec plus de conviction en allant se frotter aux protagonistes des faits jusque dans leurs cellules, mentales ou bien réelles. Cru et sans parti pris, le documentaire met en parallèle l'actualité d'un mouvement qui s'expose dorénavant dans les galeries d'art, se décline en happenings sanglants, sans rien avoir perdu de son odeur de souffre. La contamination n'en est devenue que plus insidieuse.
Et nous voila au temps de l'acceptation. Le film Lords Of Chaos sorti tout récemment en Amérique, et qui devrait arriver dans les mois à venir sur nos écrans, annonce la couleur dès ses premières images en indiquant qu'il est inspiré par la vérité, le mensonge et les faits. Je peux vous dire qu'il n'y va pas de main morte. Intelligemment, le film aborde la question sans chercher, comme trop souvent hélas, à ériger les protagonistes en êtres différents du commun des mortels. On est entre nous, jeunes adultes turbulents flirtant avec des flammes dont on ne sait rien, sinon qu'on aimerait bien qu'elles ne nous dévorent pas. Les gueules de bois succèdent aux soirées d'excès, le sexe défouloir camoufle tant bien que mal les sentiments pudiques, le volume des amplis masque les fêlures affichées par le plus fragile de tous. Le suicide de Dead, filmé sans rien épargner à notre curiosité morbide, est le point de jonction avec la réalité, cet instant où l'irréversible empoisonne le fantasme. Le jeu va dépasser celui qui croyait en avoir défini les règles, Euronymous va apprendre de la plus inéluctable des façons que la perception de l’auditoire pervertie le propos. La masse ne connait aucune nuance.
Ce sont des sentiments, tout ce qu'il y a de plus banal chez l'humain, qui vont foutre en l'air un mouvement qui avait mené jusque là une poignée de jeunes passionnés de leur chambre d'ado à la création d'un label de disques sulfureux. La jalousie, l'envie, la peur et leur expression la plus connue; la haine.
Dépourvu de temps mort, Lords Of Chaos ne nécessite aucune connaissance préalable de son sujet ou de son environnement pour capter l'attention, il est simplement conseillé d'avoir l'estomac bien accroché. Son propos est ailleurs. Au delà du décorum, il saisit avec pertinence cet instant, souvent inconscient, où le destin est scellé par un mot de trop.
Hugo Spanky