Un tempo qui claque comme la langue sur le palais, des mots qui impriment l’imaginaire, saisissent les larmes des papillons, une voix qui ressuscite Sam Cooke, plus loin quelques notes de synthé égrainées en dépit du bon sens. Quiconque a entendu Wishing well en 1987, que ce soit en grande surface (comme moi), dans sa voiture ou devant Les enfants du Rock, s’est senti attrapé par le colbac. Quiconque ayant une âme, je veux dire.
Le premier album de Terence Trent D’Arby
a rempli son rôle et imposé le chanteur au public. Trop vite, mais
imposé. Trop vite et trop tôt. Il va s’avérer que Terence
est fragile, cette sensibilité qui transparaît dans sa musique, nous
touche dans sa voix, n’est pas dû à une quelconque technique, elle n’est pas
feinte. Elle vient de quelque chose de brisé à l'intérieur de l'être. Est-ce les rues de Chicago ? Celles du New Jersey ? Est-ce la
boxe ? Est-ce l’année passée incorporé chez les GI’s, d’où il déserte
avant de passer en cour martiale ? Pourquoi a t-il fui l’Amérique pour
s’exiler en Angleterre ? Nul ne sait, mais le môme a
vécu quelque chose, a vu, subi. Il est marqué. Funambule qui tangue sous
la brise.
Le disque se vend par millions et ce n’est pas volé. Les classiques s’y bousculent, Sign your name, Dance little sister (qui dans sa version maxi inclus une démentielle fusion sur Sex machine) If you let me stay, I’ll never turn my back on you et se conclut, après un divin a-cappella tout droit venu du Doo wop, par la meilleure version qui soit d’un Who’s loving you pourtant déjà porté jusqu’aux cieux par les Jackson 5. Après avoir imposé élégance et raffinement le temps des sillons qui précèdent, Terence Trent D’Arby ouvre
des brèches sur ce titre historique, crache tout ce qui nous manque
tant depuis, une authenticité à faire s’effondrer les murs de Babylone.
Acclamés
par tous, le disque et son auteur sont encensés, portés aux nues,
désignés comme sauveurs d’une musique déjà en perdition. Les journaleux
sont en extases, ils tiennent un gosse divinement beau et bourré de
talent, véritable festin en temps de disette. Ils en seront pour leur
frais. Au fil des interviews Terence Trent D’Arby démonte leurs éloges, s’en amuse, affirme que si son disque est le meilleur album paru depuis Sgt Pepper’s
il n’est pas pour autant à la hauteur de ses espérances, que tous se
trompent, qu’ils doivent lui laisser du temps, le soutenir sur le chemin
qui le mènera à offrir le meilleur de lui même et non pas se contenter
de vendre un produit aussi bien foutu soit-il. Dans la foulée, il aligne
en face B de ses maxis des versions incendiaires de Under my thumb, Jumping Jack flash, reprend Heartbreak hotel, offre une relecture céleste du Wonderful world de Sam Cooke et se fait remixer par Lee Perry. Pour un gars présenté comme le dernier gadget hype de l'avant-garde, autant le dire clairement, du haut de ses 25 ans Terence Trent D’Arby se fout de la gueule du monde.
Vexée, traitée pire que de la merde par les stars d’alors, Prince, Bruce Springsteen, Madonna, Michael Jackson,
tous refusent les interviews, la presse va se retourner contre le jeune arrogant et saisir l’occasion de montrer l’étendue de sa
connerie, justifiant au passage le dédain avec lequel elle se voit
considérée. Rarement des articles consacrés à un chanteur auront autant mis
l’accent sur ses faiblesses psychologiques. TTDA prend des champignons hallucinogènes, TTDA a vu dieu, TTDA fait de la moto sans casque, TTDA ne sait pas cuisiner les bolognaises, TTDA serait
pédé : son ancienne copine en témoigne. Et lui qui ne refuse jamais un
entretien, trop naïf pour se protéger, trop immature pour voir qu’à
travers lui les tabloïds règlent leurs comptes. On peut
voir dans son histoire les prémices de ce qui détruira Amy Winehouse,
ce besoin de nourrir les rotatives quitte à en oublier la décence,
cette faculté qu’a l’Angleterre de dévorer l’essentiel au profit de
scoops aussi mercantiles que destructeurs. De Jerry Lee Lewis à Pete Doherty,
les exemples sont légions. Que ce soit ce modèle qui sert, depuis deux
décennies, de bible aux magazines français en dit long sur leur
intelligence.
Neither fish not flesh, son deuxième album, sort dans la foulée et se voit sacrifié pour l’exemple. Aucune critique ne sera trop dure, toutes vont le pulvériser, le réduire à néant, le ridiculiser. Démontrant à travers tout ça leur ignorance, leur nullité dans la matière dont ils se posent en érudits. Avec cet album Terence TrentD’Arby a voulu corriger ce qui le hérissait sur Introducing the hardline, sa production trop lisse, trop parfaite, trop impersonnelle. Cette lucidité sera le premier accro avec CBS qui rêve de faire de lui un pendant masculin de Sade.
Neither fish not flesh, son deuxième album, sort dans la foulée et se voit sacrifié pour l’exemple. Aucune critique ne sera trop dure, toutes vont le pulvériser, le réduire à néant, le ridiculiser. Démontrant à travers tout ça leur ignorance, leur nullité dans la matière dont ils se posent en érudits. Avec cet album Terence TrentD’Arby a voulu corriger ce qui le hérissait sur Introducing the hardline, sa production trop lisse, trop parfaite, trop impersonnelle. Cette lucidité sera le premier accro avec CBS qui rêve de faire de lui un pendant masculin de Sade.
On
est en 1989, j’essaye d’échapper à un destin tout tracé en
forme de coudes abonnés au zinc, j’alterne cellules de l’AFPA et nuits
dans ma voiture, nourrissant mon éveil en enchaînant les cassettes dans
mon auto radio, fuyant l’ordinaire, les bas du front. Dans mon périple,
je croise un aficionado du Funk, au détour d’une conversation enflammée
il me met sur la piste, me l’affirme, ce nouvel album est mieux que
fantastique, il est brûlant, vivant, se fout des convenances. Il nous
ressemble. On finit chez lui à cramer des têtes en écoutant la chose,
réveillant son gosse et sa femme, mannequin anorexique, égarée et
lunaire. Elle nous fait des pâtes à trois plombes du matin tandis que
les deux faces tournent en boucles.
Au jour levé, il m’offre la cassette
et un rasoir Bic. Je ferais bon usage des deux.
Neither fish not flesh est un bide qui en aurait enterré d’autres. Terence Trent D’Arby a
fini de faire la Une. Concrètement le seul tort du disque est sa construction en
labyrinthe. Il commence par la fin, place en ouverture les titres les
moins accessibles, ne se livre qu’à la longue. C’est aussi ce qui lui
confère son éternelle saveur. Comme des épices savamment dosés qui ne se
dévoilent que longtemps après avoir été ingurgités.
Apaisé, c’est avec un sourire au coin des lèvres que je retrouve Terence Trent D’Arby sur les ondes des FM deux ans plus tard. Malin, le môme a placé un imparable hit sur son album suivant, Symphony or Damn, ce Delicate partagé avec Des’ree. Superbe.
Toujours en lutte contre lui-même, plus que contre le reste du monde, Terence Trent D’Arby se définit comme un objet de plaisir pour dames avec Vibrator,
son quatrième album. Un chef d’œuvre de Funk Rock hautement
énergétique. Le disque est imparable, peut être son plus abouti, et sans
réserve l’un des meilleurs disques du genre, parfaite équation de délicatesse et de puissance. Cet album c'est l'alliance de Sam Cooke et du psychédélisme groovy de Axis bold as love. Une perfection au sein de laquelle, entre autres curiosités, le Funk se mue en Salsa ou se nourrit des cuivres du Rhythm & Blues originel. Lui commence sa mutation,
cheveux courts, décoloré en blond, il donne des concerts à s’ouvrir les
veines de bonheur, déboulonne la notion de feeling en s’arrachant le
cœur en public le temps d’une version
belle à pleurer de Holding on to you. Faut entendre ça encore et toujours, ça rend exigeant. Clic
C’est déjà la fin pour ceux qui ne l’ont suivi que le temps de l’éclosion. Terence Trent D’Arby se rebaptise Sananda Maitreya, passe pour plus fou encore, et claque la porte de sa multinationale maison de disque.
Il
s’installe en Italie d’où sa femme est originaire, rencontre le Pape,
se connecte au web et enregistre comme un possédé des disques qui
dorénavant ne sortiront quasiment plus dans le commerce. Et alors ? Wildcard, The Sphinx, Nigor Mortis ou tout récemment Return to Zooathlon
démontrent que libéré et enfin adulte, il n’a rien perdu de sa
fulgurance, de ce talent inouï pour mêler psychédélisme Pop, rugosité
Rock et fluidité Funk, fusse en toute confidentialité tandis que Lenny Kravitz accumule les lingots avec une formule qui s'en inspire largement.
2014 et Sananda Maitreya est
toujours là, donne des concerts où on le réclame, joue du piano dans
les jardins publics de Milan, propose des téléchargements MP3 sur son site, comme Mick Jones avec Carbon/Silicon, comme Prince,
comme tous ceux qui, plus que le faste de la reconnaissance, cherchent
à avancer sans contrainte. Comme quelques-uns d’entre nous aussi, qui
savent dorénavant quoi taper dans la barre Google pour ne plus se
nourrir uniquement du menu de la cantine.