Intelligemment sorti dans la foulée du Live Aid, à un moment où le monde avait les yeux tourné vers l'Afrique, le E.P Sun City réuni sous la bannière Artists United Against Apartheid des noms aussi divers que Miles Davis, Peter Wolf, Joey Ramone, Afrika Bambaataa, Lou Reed, Run DMC, Grandmaster Melle Mel, Keith Richards, Pat Benatar ou encore Bob Dylan, Big Youth, Pete Townshend, Ray Barretto...
Little Steven est un artiste concerné et aussi peu sectaire que possible. Plutôt que de proposer une compilation de titres disparates, il crée un climat de collaboration entre les différents protagonistes et propose de rendre plus fluides les frontières des genres.
Malgré la censure des radios américaines, la chanson atteint son but et secoue les consciences par son impact frondeur. Produit en collaboration avec Arthur Baker, Sun City est le mariage réussi des ambitions mondialistes d'une époque où la musique se voulait témoignage culturel autant que force d'influence sur la direction à donner à l'humanité, ainsi qu'un exemple trop rare de ce que peut donner l'union du Rock et du Hip Hop, lorsqu'elle ne se contente pas de coller les riffs de l'un sur le beat de l'autre, lorsqu'elle se nourrit de sonorités Jazz et World Music. Sun City démontre aussi que la musique peut véhiculer un message cinglant sans tomber dans la caricature partisane des utopies irrationnelles, ni la mièvrerie. A la seule condition de ne pas craindre pour sa carrière. Le luxueux, et éminemment ségrégationniste, parc de loisirs Sun City que Steve Van Zandt prit pour emblème de l'apartheid était aussi l'un des endroits les plus lucratifs pour des stars américaines -et souvent afro-américaines- peu regardantes sur la politique menée par le pays qui accueillait leurs concerts. En faisant pression sur elles afin qu'elles renoncent à ces juteux (et jusque là très discrets) contrats, il mit pour le moins mal à l'aise quelques uns des plus puissants noms du show bizz international. Le retour de bâton ne se fit pas attendre.
Commence alors l'âge d'or de leur collaboration. Complémentaires au possible, l'émulsion entre les deux hommes fait des étincelles. Entre 1976 et 1981 le duo va graver une centaine de chansons qu'ils vont distribuer autour d'eux pour le plus grand bonheur de Robert Gordon (Fire), Donna Summer (Protection) ou Patti Smith (Because the night) et bien sur Southside Johnny & The Asbury Jukes (trois albums entiers qui s'ils ne vendirent guère n'en sont pas moins les piliers du fameux son du New Jersey) puis Gary US Bonds à qui ils livreront deux albums cousus main (Dedication et On The Line) et Ronnie Spector dont ils produiront le single du come back en 1977, Say goodbye to Hollywood composé par Billy Joel mais interprété par le E.Street Band au grand complet. Compositeurs jumeaux, Springsteen et Van Zandt se distinguent par la capacité du second à torcher des arrangements mirifiques mitonnés d'ingrédients venant des années Nelson Riddle de Frank Sinatra autant que des symphonies du Brill Building. Quelque part entre la rugosité poisseuse de Sam & Dave et l'élégance aristocratique de Sam Cooke, se trouve le talent de Miami Steve Van Zandt.
L'arrivée de Jon Landau dans l'entourage du chanteur jettera de l'huile sur un feu déjà ardant. Comme son prédécesseur, le nouveau manager cherche à éloigner Van Zandt des prises de décisions. L'enregistrement de The River tourne à la lutte fraternelle mais âpre. Little Steven imagine un album de Doo Wop contemporain et rageur fait de romantiques malédictions et de lutte sociale, Jon Landau cherche à conforter l'axe plus fédérateur du Rock middle of the road porté par des textes consensuels sur la quête de l'inextinguible rêve d'éternelle adolescence. Un registre que Bruce Springsteen explore de plus en plus régulièrement avec des compositions souvent balourdes et rarement passionnantes au delà d'une poignée d'écoutes. Le double album qui naitra des nuits blanches au Power Station Studio traduit l'incapacité du chanteur à trancher entre ces deux pôles. Plombé sur un tiers de sa durée par des titres médiocres (Ramrod, I'm a rocker, Cadillac ranch, Crush on you, You can look) que ceux de The Promise auraient pu remplacer haut la main, The River signe la prise de contact entre Bruce Springsteen et l’Amérique profonde, celle qui, bien au delà de New York et du New Jersey, le conduira par son soutien indéfectible jusqu'au règne mondial de Born In The USA.
Entre temps, Steve Van Zandt se sera réinventé en Little Steven et volera de ses propres ailes. Sa principale participation à Born In The USA se fera en collaboration avec Arthur Baker par le biais d'une série de remix électro des principaux titres du disque pour le marché des maxi singles. Pour le reste, comme il le dit lui même : "Pendant que les gars du E.Street Band se bâtissaient un empire mondial, j'étais planqué sous une couverture dans une bagnole traversant Soweto."
Little
Steven Van Zandt vivra le déclin, puis l'abandon, de sa carrière solo en se tournant d'abord vers la production puis comme acteur dans Les Sopranos et Lilyhammer. Fondateur d'une des premières radio
indépendantes du web, Underground Garage -depuis assimilée à la sphère
Sirius- qu'il complétera par un label, Wicked Cool avec pour unique but dans les deux cas de défendre une certaine idée du Rock'n'Roll.
Musicalement, sa production fut famélique durant plus de deux décennies. Une beauté de ballade bercée de mandoline, The time of your life enregistrée avec Bon Jovi comme backing band en 1995 pour la B.O d'un navet avec Hugh Grant (Nine Months) suivi quatre ans plus tard par Born Again Savage, un album de Hard psychédélique gravé en power trio avec le mec de U2 à la basse et le fils Bonham aux fûts barbares. Un peu vain, assommant à écouter sur toute sa longueur, l'album n'en reste pas moins supérieur à tout ce que le Garage a pu nous asséner dans le registre ces quarante dernières années.
Malgré l'apparente distance prise par leurs parcours, Bruce Springsteen n'a jamais manqué de demander l'opinion de son consigliere avant chaque nouvelle parution. Quitte à se ramasser des secousses comme lorsqu'il lui fera écouter le test pressing de Tunnel Of Love, son premier album post Born In The USA en 1987 "Qui en a quelque chose à foutre des états d'âme d'un mec de trente ans sur sa femme, sa nouvelle voiture et son désir de paternité ? Le monde a besoin de plus que ça venant de toi"
Springsteen a beau mettre en scène une revue Rhythm & Blues au beau milieu des concerts qui suivent la sortie de l'album, Little Steven décline l'offre de rejoindre la troupe. Tout comme il déclinera la position de leader de la nouvelle formation qui doit accompagner le boss pour sa première tournée sans le E.Street Band en 1993.
Il cédera aux larmoiements de son vieux comparse deux ans plus tard, le temps d'enregistrer Blood brothers, mea culpa Springsteenien (et typiquement rital) envers ses complices limogés sans ménagement dix ans plus tôt. Il faudra attendre encore quelques années de plus et la reformation définitive du E.Street Band, à l'occasion de la tournée immortalisée par le Live In New York de 2001, pour retrouver Little Steven sous les feux de la rampe. Mais pas trop, plus autant, et sans se faire d'illusion, seulement prendre du plaisir. La conception des albums de Bruce Springsteen, il la laisse volontiers à Jon Landau, s'implique seulement quand un morceau lui inspire une partie de Rickenbaker Byrdsienne, quelques saupoudrages d'encens psyché ou de salutaires coup de pieds au cul. Pour l'essentiel, il signe les arrangements des versions live, joue au chef d'orchestre durant les concerts, plante une paire de duo au micro et parfois un solo ravageur qui gifle un public venu voir un spectacle dont il connait par cœur chaque code, et qui soudainement sorti de sa torpeur béate ne sait plus trop ce qu'il fout là.
Et nous voila en 2017 avec ce Soulfire sur les bras. Première évidence, le disque tourne en boucle durant la rédaction de cet interminable pavé (qui plus est, dépourvu de la moindre photo de donzelle dénudée) et aucune envie ne m'a saisi de me lever pour le remplacer. Encore moins par un album de Bruce Springsteen. Forcé de reconnaître que Soulfire s'avère autrement plus tranchant et consistant que les récentes, et pourtant honorables, productions du E.Streeter en chef. J'ai eu la crainte, en voyant sur la tracklist que Little Steven reprenait ses propres classiques, qu'il ne sombre dans la facilité bedonnante d'une auto-glorification dont notre époque est friande, il n'en est rien. La version de Love on the wrong side of town n'apporte pas grand chose de nouveau, mais celle de I don't want to go home est complétement réinventée, et si la version originale par Southside Johnny et ses Jukes est un trop impeccable chef d’œuvre pour être surpassée, il n'en demeure pas moins que cette relecture tient sacrément bien la route.
Quatre titres dominent un débat homogène et de qualité. La ballade doo wop The city weeps tonight pour d'évidentes raisons que je vous laisse découvrir par vous même. L'épique The Blues is my business piqué à Etta James, délivré ici avec un souffle que je n'avais plus entendu depuis la mort de Johnny Winter. En cet instant unique, le Blues is still alive and well.
Mes deux sommets perso haussent encore le niveau de quelques crans en se succédant avec malice. La reprise de James Brown Down and out in New York city qu'il aborde en faisant flirter avec une interprétation rock, les éléments typiques du funk de la blaxploitation des 70's, trompette jazzy inclue. Même approche pour Standing in the line of fire (offert à Gary US Bonds en 1984) qui multiplie les ambiances cinématographiques en passant d'une cavalcade de western digne des B.O de Ennio Morricone à une trame relativement classique pour notre homme, mais ponctuée d'arrangements faisant se confronter sonorités mariachi, cuivres soul, guitare hurlante et violons du Brill Building.
Avec ces deux là, on se surprend à croire à nouveau en de vieilles promesses galvaudées. No retreat, no surrender, des conneries comme ça qui l'âge venant prennent une connotation trop souvent vaine, s'accompagnant d'une pincée au cœur plus couramment que d'une montée d'adrénaline.
La grande intelligence de ce disque est dans la savoureuse subtilité de ses arrangements, cette capacité à intégrer mille motifs qui se subliment les uns les autres sans superflu. Soulfire transpire d'énergie et d'amour pour le labeur, chaque chanson a été écrite au sens strict du terme. Les parties de cuivres sont travail d'orfèvre et la spontanéité est condition sine qua non. Steve Van Zandt est un merveilleux compositeur rarement reconnu à hauteur de son talent, Soulfire nous donne à entendre quel sublime interprète il est également. Vous savez quoi ? Je trouve que ça fait trop longtemps qu'il n'a pas envoyé son boss se faire foutre. Trace ta route Steve, on est avec toi. This time it's for real, baby.
Hugo Spanky