Au début des Stooges on se prenait pour de vrais durs, surtout moi, j’avais même pas 20 balais. On partait dans notre fourgonnette, bravant les tempêtes de neige du Michigan pour aller donner des concerts. J’avais les cheveux super longs et je me trouvais vraiment héroïque de faire tout ça. Un vrai dur à cuire. Et puis un jour j’ai réalisé qu’au même age mon père était à la guerre. Ça m’a remit les idées en place.
Iggy Pop
La guerre c’est par elle que commence l’histoire du jeune Wolodia Grajonca. Celui qui deviendra Bill Graham a 11 ans lorsque sa mère le place dans un refuge pour enfants juifs, commence alors un long périple à travers l’Europe pour fuir les bruits de bottes. Il ne la reverra jamais, elle sera gazée dans un train en direction d’Auschwitz. De tout cela le livre ne parle que brièvement mais ces quelques pages font mieux saisir que n’importe quel cours d’histoire toute la glaçante réalité de cette inqualifiable période. Ce sont les sœurs de Bill Graham, celles qui ont survécu, qui trouvent les mots les plus juste, lui prétend ne se souvenir que vaguement, pourtant tout est là. C’est de ces épreuves que le jeune Bill Graham fraîchement débarqué aux États-Unis va puiser la furie, la foi et la volonté d’échapper, pour un temps seulement, à son implacable destin. Exposé comme un poupon, qu’il n’est pas, à des couples en quête d’adoption, chahuté pour ce qu’il est encore moins, un allemand, nazi donc, par les gosses du Bronx qui ne retiennent que son accent à couper au couteau. Le gamin va faire mieux que de s’endurcir et se battre, il va se construire.
Le livre s’appelle Une vie Rock'n’Roll et c’est une belle connerie, la vie de Bill Graham est plus que ça. Quelque chose comme la concrétisation du rêve américain via un goût affirmé pour le capitalisme, ce qui je vous l’accorde, ferait un titre tout aussi naze mais nettement plus juste. Bill Graham c'est Arturo Bandini dans le monde du Rock. Une vie de fougue et de passion avec plein de mauvaise foi et de coups de sang dedans. Un bluffeur hors pair ne reculant devant rien ni personne.
Bill Graham à la trentaine lorsqu’il trouve sa voie. Tandis qu’il manage avec un ennui profond une troupe de théâtre beatnik le voila contraint d’organiser une soirée de soutien après que les gonzes aient été embarqués par les flics de San Francisco pour une vague histoire de pièce subversive interprétée dans un lieu public. Hallelujah, Bill voit la lumière en même temps que les dollars qui s’amassent. Lui, le premier, pige que cette génération veut claquer le blé de ses parents pour assister à des concerts à forte teneur hallucinogène. Qu’il en soit ainsi, notre homme accapare le Fillmore West, une salle pour hippies blancs tenu par un juif en plein quartier noir, le parfait contexte pour que les flics voient rouge, et lance Grateful Dead, The Band, Janis Joplin, Creedence Clearwater Revival, Jefferson Airplane, Santana, Cold Blood, Quicksilver, Allman Brothers, J.Geils Band... Et qu’importe s’il n’aime que la Salsa, ne touche pas à la drogue et porte les cheveux courts. Il le fait, sans a-priori et avec des tonnes de démerdes, de combines apprises sur le bitume. Je résume mais le gros de l’histoire est là.
Bill Graham va structurer un business en friche, terminé les cafés/concerts pour initiés, voici l’ère des sonorisations à faire trembler les murs, des lights shows, des projections psychédéliques et, surtout, de l’ouverture au plus grand nombre. Pour Bill Graham, la star c'est le public et son devoir à lui est de mettre les artistes dans les meilleures conditions afin qu'ils puissent donner le maximum, plus, bien plus que d'ordinaire. Un groupe qui joue devant le public de Bill Graham doit donner son show le plus époustouflant de la tournée. Un concert organisé par Bill Graham commence à l'heure et dure aussi longtemps que le public le réclame, terminé les 45 mns réglementaires et qu'importe s'il doit trainer les musiciens des loges à la scène pour les rappels, chez Bill Graham même les plus réticents reviennent tant que les fans hurlent leur noms. En échange de quoi, les groupes ne sont plus bien contents qu’on les laisse jouer, ils touchent un cachet, ont des loges décentes, quelqu’un à qui s’adresser. Bill Graham invente notre présent, enfin plus vraiment, notre passé proche disons. En tout cas il invente un futur pour le Rock, il pérennise une aventure anarchique que l’establishment tente de tuer dans l’œuf et lui goudronne une autoroute royale. Pour le paradis ou l’enfer, c’est selon l’opinion de chacun mais il le fait.
Trois décennies durant, Bill Graham va faire de l’Amérique le royaume de la musique qui compte. Grâce à lui la Rock culture va obtenir crédibilité et devenir une énorme machine à fric. Sur des idéaux dont il se contre-fout Bill Graham va bâtir un empire et faire passer la pilule en partageant le gâteau avec les défenseurs même de ces idéaux. Les notions de partage, d’amour et de fraternité vivront dorénavant sur des t.shirts à 10 dollars en échange de quoi chacun de nous vivra les meilleurs moments de sa vie debout dans ses santiags, le dos en capilotade, une bière à la main devant une scène d’où s’échappe tout ce dont on a rêvé, la puissance qu’octroie la concrétisation de nos désirs inaccessibles. Parce qu’en matière de Rock’n’Roll on obtient toujours ce que l’on veut. Suffit juste d’en payer le prix.
Le livre est cette fois encore constitué de témoignages, Bill Graham en est le principal orateur mais on y croise aussi de sacrés perchés de première bourre. Parmi ceux là, Ken Kesey, l’homme des acid tests et accessoirement auteur de Vol au dessus d’un nid de coucou, ce qui situe un personnage et donne une idée de la teneur de ses propos. Non ? Ah bon.
Et bien sur sont à l’affiche tous ceux qui ont fait la légende pour des anecdotes souvent fendantes, toujours passionnantes, les Who (la préface est signée Pete Townshend), Bob Dylan, Peter Wolf, Sex Pistols, Bruce Springsteen, les Stones, qu'il juge trop mégalo, qu'à cela ne tienne, il placarde un poster de lui, doigt tendu, dans leur loge et remplace par des hamburgers et des sodas la longue liste de mets fins, champagne et bourbons qu'ils exigent à chaque concert, il est comme ça, Bill, et tant pis si Keith Richards ne s'en remet pas. On croise aussi au fil des pages Marlon Brando, Francis Ford Coppola et des dizaines, des centaines de groupes, de chanteurs que Bill Graham a fait parvenir jusqu’à nous en nous offrant à eux, plus que l’inverse finalement, dans des salles toujours plus immenses au point d’en devenir des stades.
En France, toutes proportions gardées, on a eu Albert Koski, ceux de ma génération se souviennent du sigle KCP sur les tickets de concerts, en ces temps reculés où un concert n’avait rien d’un rendez-vous administratif, ça chahutait sec autour des stands de badges, des moments sauvages, un espace hors des conventions. Et c’était pas la sortie de l’année, c’était trois, quatre, dix affiches de folie chaque mois au prix d’un paquet de tiges en 2014. Quand je pense à tous ces pleurnichards se plaignant que ça fritait avec la sécurité, que c’était trop ceci, pas assez cela, bande de cons, vous les avez maintenant vos concerts édulcorés avec interdiction de cloper, alcootest à la sortie, décibels plafonnées, vos ambiances associatives à la noix et les sourires faux derches des charlots d’organisateurs pour qui prendre un risque revient à demander une autorisation à la préfecture, remplir un dossier de demande de subventions. Vers chez moi faut carrément prendre une carte d’adhérent pour entrer dans la salle. Autant vous dire que je ne saurais jamais la couleur de leurs murs. Faut pas compter sur ceux là pour faire passer un mec en devenir, un Hank III, un gars qui fonctionne hors des circuits balisés. Avec eux Pat Boone serait resté l’emblème de la rébellion.
Bill Graham a amené Chuck Berry aux blanc-becs, donné leur chance à tous les misfits de la création, les tarés visionnaires ou pas, ceux qui ont fait du Rock au sens le plus large un monde à part, un truc qu’on apprenait pas à l’école, une aventure formatrice pas formatée. Et tout ça avec ses ronds à lui.
C’est pas tant que le bouquin est génial, que le bonhomme était mieux qu’un autre, c’est juste que ça nous ramène à l’origine des choses, à l’intensité de ces moments où chacun de nous était responsable, pas assisté. Un moment où on prenait les choses sans attendre qu’on nous les donne, où aucun gominé ne se souciait de lire le petit manuel de la bonne conscience, juste en quête d’émotions fortes, de futilités qui soient nôtres. Sous les cuirs lustrés vivaient des Hommes.