dimanche 26 mars 2017

BuMPeR To BuMPeR



La machine à franchir les barrières spatio-temporelles a fonctionné à plein régime, nous sommes à Paris au début des années 70. Je vous dépose quelque part ? A l'Olympia ? Au Bataclan ? Aux Galeries Lafayette ? Je vous rejoindrai plus tard, là j'ai mieux à faire que d'écouter chouiner Lou Reed, regarder tricoter Nico. Je suis attendu pour l'apéritif à l'appartement que partagent Grace Jones, Jerry Hall et Jessica Lange. Rien que ça. Il y a des voisinages qui ont plus de chance que d'autres.

Pour être honnête, même si elle est le sujet de ma prose du jour, ce n'est pas avec Grace Jones que j'aurai eu le plus de plaisir à converser, les lois de l'attraction m'auraient plus volontiers mené vers la texane ou la futur madame King Kong. Non pas que Grace Jones soit à mes yeux totalement dépourvue de charme, elle est juste trop pour moi. Trop quoi ? Trop tout. Trop masculine, trop provocatrice, trop fatigante, trop vide et à la fois trop remplie de choses qui ne viennent ni d'elle, ni encore moins de moi.



Je viens de finir de lire son autobiographie, péniblement, vu que Grace Jones est aussi passionnante lorsqu'elle se raconte que lorsqu'elle chante La vie en rose. En prime, je dois reconnaître que je me contrefous de la moitié de ce qu'elle rabâche à longueur de chapitre (rabâche et longueur sont les mots clés de la phrase). La jamaïcaine a eu une enfance que je ne souhaite à dégun, élevée par sa grand-mère, qui aura tôt fait de lui coller dans les pattes un nouveau grand-père à la Bokassa. Le style de sale con qui ne varie pas trop le menu de ce que tu ramasses sur le coin de la tronche à peu près chaque jour que Dieu fait. Forcément, après un tel régime, l'adolescence vire à la turbulence, Beverly Jones quitte son ile, rejoint ses parents en Amérique et s'imagine que tout ce qui lui avait été interdit jusque là est synonyme de liberté. 




Le parcours n'est pas ennuyeux pour un sou, c'est la fin des années 60. Devenue hippie, adepte des trips au LSD, elle trimballe sa coupe afro à travers les états, se découvre un goût prononcé pour l'exhibitionnisme, tâte de la comédie musicale, se ramasse à quelques auditions de chanteuse, et finit par atterrir à New York, puis Paris. Grace Jones a trouvé sa vocation, elle sera mannequin. C'est là que nos divergences se font plus précises, qu'elle opte pour une coupe de cheveux de Marines, passe encore, mais tout l'attirail dont Jean-Paul Goude va l'affubler dans les années qui se profilent, je dis non. Les muscles, les costards de mecs, les épaulettes, les angles, les diagonales pire que chez Rodier, les grigris de Barbès, faut choisir, trier un peu dans le catalogue, pas se flanquer la totale sur le paletot.
D'accord, cocorico, Jean-Paul Goude (et Karl Lagerfeld) va faire de Paris l'épicentre de l'esthétique des années 80 (pour ce que ça vaut), mais de Grace Jones, je préfère la vision qu'en avaient les New-Yorkais Antonio Lopez, sans aucun doute le photographe qui tirera le meilleur des trois colocataires, Richard Bernstein, qui signera les pochettes hautement colorées de ses premiers albums et maxi-singles, et Keith Haring, qui peindra le corps de l'amazone pour ses concerts happenings. Tout était déjà là, mais parfaitement dosé, savamment maitrisé, en équilibre sur la rupture.



Il y a cette constante chez Grace Jones d'être là où ça se passe, d'être suffisamment disponible pour servir de toile vierge aux plus audacieuses créations. Son empreinte physique est si forte qu'elle en devient malléable à l'infini, on semble pouvoir l'affubler de tous les sons, de toutes les couleurs, l'accessoiriser sans retenue. Grace Jones est un trip à elle seule. Ce qu'elle a fait pour le mannequinat, elle le fait à nouveau pour la musique dès 1977 en laissant des producteurs à forte personnalité jouer avec son univers, le structurer et le déstructurer, le barioler, le saturer, sans jamais qu'elle n'en soit effacée le moindre du monde. De la même façon que son physique est garant d'originalité pour les pages de magazines, sa voix suffit pour qu'on la devine toute entière. 


Ce sera d'abord Tom Moulton, pilier fondateur du Disco, qui en fera l'équivalent à New York de ce que Giorgio Moroder crée en Europe avec Donna Summer. En trois albums, il inscrit Grace Jones dans l'imaginaire collectif de l'époque, au même titre que le Studio 54 ou Le Palace, lieux dans lesquels elle brillera par son arrogante nudité durant des concerts qui tiennent plus du numéro de cabaret que de la débauche virtuose. C'est Chris Blackwell qui la portera le plus haut. Lui le concepteur, Alex Sadkin l'ingénieur du son, et le duo Sly (Dunbar) & Robbie (Shakespeare) aux partitions, vont inventer un son ultra dynamique en partant de celui que les deux premiers avaient commencé à définir pour Bob Marley. De la manière dont je vois les choses, ces mecs là ont dégraissé Uprising à coups de sonorités Electro-Funk, inspirant le dernier renouveau des Stones (Undercover) aussi bien que la période funk des Talking Heads et grosso modo tout ce qui se voudra un brin novateur dans la décennie (pour le meilleur -Speaking in tongues- comme pour le pire -Love on the beat).

Cet attelage à forte teneur en THC, va asseoir la renommée de Grace Jones en sublimant le Private life des Pretenders sur l'album Warm Leatherette en 1980. Raz de marée mondial, mais œuvre inégale. Encore le cul entre deux continents, Grace Jones se fait ravageuse (Private life, Warm leatherette, Love is a drug) mais aussi trop facile (Breakdown, The hunter gets capture by the game) voire carrément tartignole (Pars). 





Pile un an plus tard, en mai 1981, les mêmes vont cette fois ci transformer l'essai. Débarrassé des sonorités les plus cheap, doté d'une puissance rythmique conçue pour tester les boomers des sonos de boite de nuit, armé d'un répertoire sans anicroche, Nightclubbing est le chef d’œuvre absolu du son des années 80 dans ce qu'il a de plus délectable. Sandinista version mandrax, champagne et cocaïne. La première face est une des faces les plus jubilatoires à avoir jamais été gravées dans la wax : Walking in the rain, Pull up to the bumper, Use me, Nightclubbing. Pas plus, pas moins, si vous résister à la déferlante sans avoir ondulé du croupion au delà du ridicule, contentez-vous dorénavant d'écouter du Folk breton.
La face B est un catalogue de ce qui va nourrir les ondes les années suivantes : L'Electro-Pop vaguement cucul la praloche dont la France se fera championne (Art groupie), le Funk New-Yorkais tendance post-punk (I've seen that face before) ou pré-world music (Feel up), le rock fm à gros biscoto (Demolition man) ou le soft lounge à la Sade dont les anglais vont raffoler (I've done it again). L'ensemble ayant le mérite d'être entendu ici pour la première fois en dehors de l'underground et lustré pour séduire. Jean-Paul Goude réussi la pochette et Giorgio Armani signe le costard, les astres sont alignés, Nightclubbing est un album qui fait date. Ils vont être nombreux, de Bowie à Nina Hagen, à se casser les dents dessus.




A tel point que la même équipe remet le couvert 18 mois plus tard avec Living My Life, sans retrouver le pep's de la nouveauté, le mordant incisif de Pull up to the bumper. Le disque a le mérite d'être plus personnel, Grace Jones en co-signe la plupart des titres, c'est aussi un de ses points faibles avec le manque de renouveau. Coller de l'énergie au Reggae, des déchirures au Dub, tout cela ne surprend plus personne et vire à la formule, évoque Christopher Lee marchant à l'aveuglette, les bras tendus, dans un mauvais Dracula de trop.
Trois ans plus tard, Trevor Horn manquera de perdre la raison en misant sur la surenchère pour la production de Slave To The Rhythm. Paralysé par l'enjeu, il finira par décliner plusieurs lectures du single pour créer un album sans grand intérêt. Nile Rodgers, à bout de souffle, s'en sortira tout juste mieux avec le futile Inside Story, dont je retiens Victor should have been a Jazz musician. L'esprit ailleurs, Grace Jones enregistrera du grand n'importe sur Bulletproof Heart en 1989, sans doute l'un des plus mauvais disques d'un genre qui aurait eu du mérite à ne jamais exister.


 


Grace Jones est alors devenue la somme d'à peu près tout ce que je n'aime pas. Un design aux néons sans cesse boostés pour briller toujours plus, à en devenir si éblouissants que l'on finit par ne plus rien y voir. Le risque est devenu formule, le décloisonnement des genres est devenu prison. Elle rebondit mollement à Hollywood. Elle, qui fut l'incarnation du perfect timing, rate systématiquement le coche, se retrouve dans la pitoyable suite de Conan Le Barbare (qui n'était déjà pas une réussite), dans un teen movie ringard (Vamp), dans le dernier James Bond avec Roger Moore (ce qui conforte une image de has been qui commence à lui coller méchamment aux basques), et persiste, malgré leur divorce, à laisser Jean-Paul Goude l’enferrer dans la sempiternelle même incarnation. Tout cela est affligeant, l'enthousiaste hippie bonnasse, l'audacieuse proto-Top Model, le congélateur à émotions fortes ne sont plus que de vagues souvenirs, ne reste plus alors qu'un être pathétique, si désincarné que de trip, il en devient flip. L'acide était frelaté, Grace Jones nous entraine dans une cauchemardesque déliquescence, que je me suis borné à observer de loin, sans comprendre pourquoi personne ne se donnait la peine de la débrancher, lui expliquer que toute chose à sa date de péremption. 

Comme un dernier signal depuis l'Andalousie, elle apparait quelques minutes aux côtés de Dennis Hopper, des Pogues, de Joe Strummer, Sy Richardson, et autres sommités en perdition, dans l'impeccable Straight To Hell d'Alex Cox, dans lequel Tarantino puisera son inspiration pour le duo Travolta/Jackson de Pulp Fiction, sans que ça ne donne envie à aucun distributeur hexagonal d'en imaginer ne serait-ce qu'une sortie dvd.


Le temps fera finalement son œuvre et Grace Jones disparaitra des papiers glacés, des ondes et des écrans, ne se manifestant tristement que pour des happenings d'un autre temps, dans des soirées pour millionnaires nostalgiques d'une époque qu'ils ont eu trop peur de vivre avant sa cryogénisation. En 2008, elle enregistre un nouvel album, Hurricane, pas déplaisant dans sa volonté de mettre au goût du jour l'univers de Nightclubbing, mais qui en a quelque chose à foutre ?  Pas moi. Je me contente de ressortir l'original de sa pochette, une fois ou deux par an, d'en jouer cette incroyable première face, parfois d'enchainer sur la seconde. Pour les nouveaux venus dans le cosmos, la chose vient d'être rééditée en vinyl, elle trône en tête de gondole de Auchan à Carrefour, à sa place, parmi les produits qu'elle ne peut malgré tout se retenir de surpasser.

Hugo Spanky