Mal distribués, isolés sur leur marché national, sombres dans le ton, les italiens étaient les plus créatifs. En mal de renouvellement malgré une domination sans conteste depuis le milieu du vingtième siècle, les belges déclinaient lentement dans un respect des ainés teinté de lassitude. Enferrés dans les comics, les américains ne parlaient qu'à eux-mêmes lorsqu'ils se risquaient à autre chose, Crumb, Shelton, les provocations satiriques de l'underground US paraissaient bien inoffensives envers Nixon et ses sbires, vu d'un pays où la mort du Général De Gaulle se trouvait brocardée en une d'un journal autrement plus corrosif.
Les années soixante-dix prennent l'affiche, Tintin, Astérix, Gaston Lagaffe, Blake et Mortimer ronronnent en albums, tandis que le reste se fréquente avec désinvolture sous forme de brèves disséminées dans les dernières pages des journaux. Le temps de la révolte a sonné ! La mutation de Jean Giraud en Moebius anticipe le mouvement, la création des Editions du Fromage fondées par Claire Bretécher, Gotlib et Mandryka pose la première pierre d'un édifice vite renforcé par Les Humanoïdes Associés de Jean-Pierre Dionnet, Moebius, Philippe Druillet et Bernard Farkas, plus tard remplacé par Philippe Manoeuvre pour la partie relation publique.
Ces deux éditeurs au professionnalisme tout relatif vont propager une nouvelle forme de récits plus en accord avec la culture rock que leurs ainés de Pilote, dont ils furent membres dissidents, ne surent l'être. A travers les magazines Metal Hurlant pour les Humanos et L'Echo Des Savanes pour les Fromagers, une ribambelle de nouveaux auteurs et dessinateurs va déferler en bousculant les conventions, forgeant une alliance avec leurs homologues transalpins. Et lorsque Gotlib claque la porte des Editions du Fromage pour fonder Fluide Glacial en s'inspirant des satires de l'underground américain, ce sont toutes les formes de la bédé universelle qui converge vers une France enfin à la pointe d'une culture en phase avec son époque.
Dix ans durant, de 1975 à 1985 date à laquelle Dionnet quitte le navire, notre pays va rayonner dans le domaine des cases à bulles, triomphant au delà du raisonnable jusqu'à se faire dévorer tout cru par les investisseurs de tous crins. La vente du titre Metal Hurlant aux américains en 1977 sera le premier écueil, Heavy Metal connaîtra un tel succès que dès lors il ne sera plus question que de chiffres et rentabilité. Bye bye les ambitions artistiques commercialement casse-gueule, adieu les Editions Speed 17, émanation en littérature des Humanoïdes Associés qui permis de découvrir Charles Bukowski, Hunter S.Thompson, Hubert Selby et pas mal d'autres sans parvenir à s'installer durablement dans le paysage. Too much, too soon. A l'orée des années 80, les Humanos s'offrent une renaissance sous forme d'albums aux allures cheap puisant leur inspiration dans un quotidien de sales gosses aussi inoffensifs qu'attachants, Margerin (Lucien), Tramber et Jano (l'inégalable Kebra) puis Tramber seul (William Vaurien), Dodo et Ben Radis (Les Closh), Charlie Schlingo (Trip Slip), Peter Pluut (Richard Crève-Cœur), Pierre Ouin (Bloodi) rencontrent un large succès populaire, tardivement accompagné par la brève existence du magazine Rigolo, là où les précurseurs, Druillet (La Nuit), Moebius (La Folle Du Sacré-Cœur, L'Incal), Chantal Montellier (Andy Gang), Dick Matena (La Fille du Prêcheur), Serge Clerc (Rocker!), Loustal (Cœurs de sable) ou Denis Sire (Bois Willys) n'avaient conquis que la frange la plus élitiste du public rock.
Les Editions du Fromage devenues Echo Des Savanes sous le contrôle d'Albin Michel prennent la tête du peloton en optant pour des albums affriolants aux allures luxueuses, l'érotisme gothique d'Alex Varenne (Erma Jaguar), Martin Veyron (L'Amour Propre) et son arrogant Bernard Lermite, La Survivante de Paul Gillon, Torpedo de Berthet, Le Déclic de Manara qui vire phénomène de société tout comme Vuillemin et ses sales blagues récupérées par canal plus, Les 110 Pillules de Magnus (mais aussi Necron), Pauvres mais Fiers de Didier Tronchet, Léon La Terreur de Theo Van Den Boogaard, Squeak the mouse de Mattioli... Bizarrement, c'est le moment que le magazine choisit pour réduire sa part de bédé à la portion congrue au bénéfice de reportages potaches parfumés de nudité aseptisée. Le crash suivra rapidement.
Les Editions Glenat font illusion un temps avec quelques séries particulièrement réussies, Eva Medusa d'Ana Mirallès qui préfigure Djinn avec bien plus de mordant, la mise en abyme Raoul Fulgurex de Tronchet, le sommet étant sans doute atteint par Les Passagers du Vent de François Bourgeon dont les six premiers volumes, parus entre 1979 et 1984, nous plongent dans le contexte colonial des dernières années de la royauté et l'esclavagisme qui va avec. Autre grosse claque avec Les Eaux de Mortelune de Patrick Cothias et Philippe Adamov même si rien ne suffit plus pour éviter l'inévitable. Comme la musique, la bande dessinée se convertit au numérique, perd son grain, l'anarchie de ses cases, se découpe en niches artistico-mes-couilles. Les éditeurs indépendants plient boutique, quelques uns sont intégrés par les institutionnels. Je me raccroche aux séries Dinosaur Bop et Je suis une Sorcière de Jean-Marie Arnon, inspirées des Cramps autant que de Jack Kirby, mais aussi excellentes soient-elles, c'est bel et bien la queue de la comète. Chacun y va de son format bien ordonné, de son génie régional subventionné, le ton (re)devient bêta, au nom de l'épure les dessins s'émancipent du détail. Une case blanche, deux coups de crayon et on s'ébahit devant tant d'audace. Et je parle même pas des scénarii nombrilistes où neuneu y va de sa petite névrose dans l'air du temps. Bouffonnerie que tout cela.
Mais, mais, attendez un peu, on ne va pas se quitter là dessus. On s'en fout de ces glaires, il reste les inamovibles, ceux que le temps n'effleure même pas. A traquer aux puces, à l'ancienne, LES INDISPENSABLES !
Qui ? Dis nous qui ! me hurlent les voix en panique sans se rendre compte que la première des réponses trône depuis plus de 15 ans en proue de ce blog : RanXerox, bordel ! Créé de toutes pièces, scénario et dessins, par l'italien Stefano Tamburini en 1978 Rank Xerox et sa dulcinée Lubna font leurs premiers carnages dans les pages des magazines transalpins Cannibale puis Frigidaire avant que la collaboration avec le dessinateur Tanino Liberatore ne leur donne l'allure définitive qu'on leur connait (et qu'une menace de procès du fabricant de photocopieur ne modifie le Rank Xerox originel en RanXerox définitif). En deux albums, Ranx à New York (1981) et Bon anniversaire Lubna (1983), le duo va retourner cul par dessus tête tout ce qui a pu se faire jusque là en matière d'outrage et d'ultra violence. Le cinéma va s'en inspirer, l'univers du rock en général (Zappa en tête qui leur fera réaliser la pochette de The Man from Utopia), Ranx sera l'aboutissement d'une logique enclenchée avec Orange Mécanique, ainsi que l'acte de naissance d'un underground gore joyeusement décérébré. Le plus incroyable étant que tout cela ait pu exister, profitant d'une faille spatio-temporelle entre la fin de la censure de Mad Max et avant celle du Déclic de Manara. Avec Ranx tout est permis, l'âge indécent de Lubna et ses copines, le lynchage en règle d'handicapé, le sexe affiché énorme et dressé de l'androïde, les shooteuses ensanglantées, rien n'est glissé sous le tapis. L'aventure prend hélas fin trop vite avec la mort par overdose de Stefano Tamburini en 1986, véritable moteur transgressif de l'affaire. Un troisième album poussif, Amen, finalisé par Alain Chabat à partir d'un scénario inabouti de Tamburini confirmera qu'il vaut mieux en rester là.
En plus de réunir les trois albums, une Intégrale (encore merci Harry Max pour le cadeau) publiée en 2010 par Glenat permet de retrouver les premiers strips dessinés par Stefano Tamburini longtemps inédits en France.
Restons au chapitre lacrymal pour évoquer Chaland, Yves de son prénom. Celui dont la disparition en 1990 d'un accident de voiture à 33 ans laisse le plus d'interrogations sur ce qu'il aurait pu devenir tant, dans son cas, le talent se mesurait à l'intelligence. Dès sa découverte par Dionnet à la fin des années 70, Chaland apparait d'un antagonisme acharné. Pensez donc, au milieu des aliens bubonneux aux couleurs fusionnelles, des tripes et du sang, de la chair opulente, du néo-réalisme plus vrai que vrai (au point de flirter avec la photo dans le cas de Claeys) voila t-y pas qu'un drôle de zigoto se met à pondre des Spirou. Adepte de la ligne claire, style que l'on croyait alors aussi enterré que les tapisseries à fleurs, Chaland va ressusciter un univers qui n'avait finalement jamais connu l'âge adulte. Car si son style graphique est d'un classique estampillé, sans ambiguïté, par la maison mère Bruxelles, l'irrévérence de son ton n'en demeure pas moins incroyablement peu consensuel. Et c'est rien de le dire. Chaland, c'est Blondin et Cirage de Jijé, le Hergé de Tintin au Congo première édition dans le texte, non content d'en retrouver le trait, il exploite à fond les manettes tout ce qui, au fil des ans, sera décrété d'un mauvais goût inacceptable. Je m'explique. Âmes sensibles s'abstenir, il faut ici autant de second degré que de bon goût. L'univers de Chaland, celui de Freddy lombard, Captivant, Adolphus Claar, Bob Fish et, plus sardonique encore, du Jeune Albert, est celui des années du racisme banalisé, des réflexions impitoyables, des mesquineries meurtrières. On meurt enfant chez Chaland, on triomphe salaud, on apothéose la crasse derrière l'élégance du trait. Le pire étant que dire tout ça est terriblement réducteur. Il faut lire Chaland, se goinfrer de ses dessins, s'esclaffer de ses dialogues. Son intégrale tient en quatre volumes dont on ressort l'esprit affuté et virevoltant, révolté aussi, un peu plus encore, par l'ineptie de nos censeurs. Chaland éveille une part de nous qu'on ne cesse de vouloir mettre sous cloche, l'impertinence.
En hommage à Jijé et Franquin Chaland aura l'occasion de signer une aventure de Spirou, Cœur d'acier, qui, trop clivante, fera reculer Dupuis qui envisagea un temps de lui confier le personnage. Cette ultime aventure sera interrompue en plein cours par l'éditeur, avant de connaître de nombreuses péripéties aboutissant en 2013 par la parution de l'intégralité des planches, enfin, chez Dupuis. A ce moment là, Chaland sera mort depuis longtemps et c'est à nous, maintenant que c'est essentiel, d'user et d'abuser de notre liberté de ton. Et laisser les cons, les bêtes et les ignares pour ce qu'ils sont.
Je pourrais ici tartiner cent lignes sur la bédé friponne, vous réciter tout un paragraphe sur les seins de Blanche Epiphanie, l'orpheline tourmentée de George Pichard, j'en suis fana. Mais Crepax reste à part, souvent sans grand sens autre que celui qu'on veut bien donner à des histoires cousues de motos longilignes, de cuirs, de fouet, de mini-jupes juchées tout en haut d'interminables paires de jambes, son style demeure unique. Anita, Valentina, Bianca, Crepax a des perspectives lysergiques. Ailleurs, il donne trait à des classiques de la littérature et soudain Emmanuelle n'est plus un film, Histoire d'O, Dr Jekyll et Mr Hyde, La Venus à la fourrure, Justine...de quoi s'évader sans désir de retour.
Et parce que c'est jamais fini, tant que c'est pas fini, il y a Blueberry. Une trentaine d'albums (si on inclut La Jeunesse) pour une vie entière depuis la guerre de secession jusqu'aux prémices du vingtième siècle. Celle d'un déserteur, un opportuniste qui s'endurcit au fil des coups durs, demeure pacifiste dans l'âme, traverse l'agonie d'un monde, tandis qu'un autre s'éveille. Entre spaghetti et John Ford, La prisonnière du désert et Il était une fois dans l'ouest, Blueberry ouvre une voie. Devenue licence à la mort de Jean Giraud, fuyez les albums qui ne portent pas sa signature, mais ne négliger aucun des autres. Pour en saisir toute la portée, il convient de commencer par le début, Blueberry ayant la particularité de vieillir au fil de ses aventures. Ce qui en fait le personnage qui nous ressemble le plus.
L'intégrale de Blueberry se justifie, comme celle de Corto Maltesse pour d'autres que moi, mais la bédé c'est aussi des coups de cœur. Parmi ceux là, La Comtesse Rouge fantasmagorique adaptation par George Pichard du sanguinaire parcours de la Comtesse Bathory, La Femme du Magicien dessiné par Boucq sur un scénario de Charyn édité par Casterman dans la collection (A Suivre), un pur moment de grâce sublimé par des traits d'une finesse qui confine à l'irréel. Battaglia raconte Guy De Maupassant dans un registre totalement différent et tout aussi captivant, et pour en citer un de récent, parce que c'est mérité autant que rare, Little Odyssée de Fred Bernard chouette histoire crayonnée de mobylettes, d'ennui et de mauvais choix qu'on n'a pas le temps de regretter. Puis il y a le cas Loustal, pour lequel j'ai pas les mots, sinon ceux que vous avez déjà lu ailleurs. Démerdez-vous avec ça. Côté ricain, il faudra y revenir pour causer comme il se doit du Conan de John Buscema et de son Surfer d'Argent, du Iron Man de John Romita Jr (Le diable en bouteille), glorifier le trait révolutionnaire de Jack Kirby, en glisser une sur les démentiels scenarii d'Alan Moore, étonnamment le seul anglais du lot, et ses séries V pour Vendetta, Watchmen, son épatant From Hell, sans oublier The Killing Joke peut être son chef d'oeuvre et sans doute le meilleur des Batman.
Plus j'en ajoute, plus j'en oublie.
Hugo Spanky