Il arrive que je persévère sur une voie sans trop savoir pourquoi, comme manger des carottes râpées alors que ça me file la gerbe, persuadé qu'un jour elles seront meilleures que les fois précédentes. Pour Joni Mitchell, j'ai fait pareil, me suis entêté depuis la première écoute, chez le père d'un collègue de 5ème, jusqu'à la laisser me grignoter le cerveau en passant des journées entières avec une seule cassette dans le walkman, celle de Don Juan's Reckless Daughter. Sans
parvenir à succomber pleinement à son charme de cobra, ni à me détacher
de cette lubie irrationnelle qui me ramenait vers elle, porté par
l'entêtant désir de briser son mystère.
Joni Mitchell n'est pas une fille facile à emballer, encore moins pour une seule nuit. Elle est revêche, parfois mesquine, hautaine et même capable de cruauté. Pour un peu, je la détesterais.
Sa musique n'est pas de celles que l'on aborde au coin du bar, elle préfère l'indifférence au racolage. L'ennui au tapage. Qu'elle soit débauche tourbillonnante de legato et de rythme, ou austère jusque dans sa nudité, elle intimide plus qu'elle ne séduit. Elle agace et désoriente, bien avant de se révéler addictive.
Joni Mitchell, j'ai parfois envie de lui rendre de son dédain, lui rappeler qu'elle est trop grande, trop maigre, voutée, qu'elle a des dents de cheval, une voix qui peut horripiler, que ses mélodies sont des beautés, ses intonations des voyages, ses arrangements des enchantements, ses disques des écrins de velours carmin pour les confidences que l'on se fait. Elle est précieuse pour son arrogance à se croire capable de toutes les musiques, pour m'en avoir fait découvrir de si éloignées de ma zone de confort, que je ne me serais risqué à les écouter pour personne d'autre qu'elle. Joni Mitchell a les pires qualités imaginables.
The Hissing of The Summer Lawns, tu parles d'un titre. Don Juan's Reckless Daughter ? Mingus ? Qu'est ce que je pouvais en avoir à foutre, alors qu'en ces temps d'abondance, s'additionnaient dans les bacs Le Chat Bleu, Sandinista, The River, Parallel Lines, Scary Monsters, Hotel California, Road To Ruin, Emotional Rescue ou Outlandos D'Amour ? Qui peut en avoir seulement quelque chose à foutre ? Me demandais-je en renonçant au sacrifice de mon argent de poche pour ce si mystérieux double album. Cette pochette, pourtant, n'avait pas finie de m'intriguer. Elle, grimée en black funky aux allures de maquereau échappé de Shaft, elle encore, dans sa robe imprimée d'une femme nue, des colombes qui s'en échappent, et ce gosse en costard, chemise à jabot, qui regarde ses pieds, comme intimité par la légèreté soudaine de la dame. Que peut-on cacher derrière une telle pochette ? Quels dangereux sortilèges renferme pareille sorcière derrière un titre de 16 minutes, au patronyme n'évoquant rien des promesses du rock'n'roll ? Paprika plains ? Joni, Joni, cesse de me torturer, laisse moi te comprendre, fais moi devenir grand. Prends ma main.
Et un jour, dans une salle aux fauteuils de feutre, venu pour danser une dernière valse, je la vis. La lumière. Au milieu des hirsutes, élégante et filiforme, Joni se radine sur l'écran, colle un pointu à Robbie Robertson, comme si ça se faisait, enfile sa guitare et envoie Coyote en ondulant raide comme un piquet. Ses cheveux blonds éblouissants sous les spots, ses dents immaculées, l'ourlet de sa bouche, son teint de porcelaine, soudain elle devint belle, au moment même où cela n'avait plus aucune importance. J'étais pris dans ses phares. Et de dérouler la pelote. Me découvrir capable d'aimer le Folk, cauchemar et sacrilège. D'où elle a le droit de me faire un coup pareil ? Dans quoi je m'embarque ? Clouds, Hejira, Ladies Of The Canyon, Court and Sparks, Blue, Don Juan, For The Roses, The Hissing...tous rendus indispensables par la frustration devenue satisfaction. Ceux qui trouvent Bjork innovante n'ont jamais dû écouter The jungle line. Faites le test, tout y est, dès 1975. Je dis ça pour Bjork, mais c'est valable pour Rickie Lee Jones, Tori Amos et la plupart des autres fleurs post seventies.
A l'exception de Dog Eat Dog et Chalk Mark In A Rain Storm, qui souffrent d'un habillage FM que d'autres portent mieux qu'elle, aucun des disques de Joni Mitchell n'est à traiter avec désinvolture. Le charme qu'ils renferment ne ressemble à aucun autre.
Ses albums des années 70 sont des classiques absolus, au fil desquels, les pieds ensanglantés sur les barbelés des puristes, elle tient en laisse quelques-uns des plus grands musiciens du Jazz-Rock, privilégiant régulièrement ce que l'avenir appellera des boucles, au détriment des folles improvisations dont l'époque fut friande.
Entre 1974 et 1976, elle sort quatre disques à classer parmi les plus imposants. Bien que difficilement dissociables les uns des autres, je dirais qu'en privilégiant la guitare, Hejira se rend plus facilement accessible que Court And Sparks et The Hissing Of The Summer Lawns, les deux albums fondateurs du style Joni Mitchell. Tandis que le magnifique, et pêchu, double live Miles Of Aisles, capté alors qu'elle est accompagné par le L.A Express de Robben Ford, résume avec brio la première partie de sa discographie, en teintant de connotations très rock le nec plus ultra de sa période folk.
En 1977, au sommet de sa créativité, habitée par la phobie des limites, elle livre Don Juan's Reckless Daughter, son point de non retour. Avec ce disque magnifiquement enregistré, Joni Mitchell confirme qu'elle est au delà de tous. Pas forcément au dessus, mais sacrément ailleurs. Une nouvelle fois produit par elle-même, le double album fait résonner les insensées parties de basse de Jaco Pastorius sans que, jamais, les chansons ne s'étiolent dans la démonstration. L'art de Joni Mitchell aura été de savoir toujours tenir le cap de la structure, dans ces années où l'auto-complaisance aura gâchée, par excès de liberté, bon nombre de talents parmi les plus prometteurs. Maternelle envers ses chansons comme elle n'aura pas su l'être envers sa fille, abandonnée à l'assistance publique à sa naissance en 1965, elle veille à ne leur apporter que ce qui les rendra plus évocatrices, certainement pas plus sophistiquées. Avec The Hissing Of The Summer Lawns, Don Juan's Reckless Daughter est sans doute le disque le plus influent de sa discographie.
Mingus, collaboration de 1979 avec Charlie Mingus, devenue hommage suite au décès du contrebassiste alors que l'enregistrement touchait à sa fin, souffre des promesses qu'il incarne. Perçu à sa sortie comme le disque de trop, plus classiquement Jazz, mais sans parvenir à s'extirper du son de ses illustres prédécesseurs, Mingus laisse entendre roucouler dans la soie une Joni Mitchell également entourée de Herbie Hancock, en plus des habituels Wayne Shorter et Jaco Pastorius, alors que l'époque, vivant au rythme de la new wave anglaise et new-yorkaise, l'aurait souhaitée plus novatrice et radicale. Difficile toutefois de faire l'impasse sur l'énergique (et certes un peu égaré) The Dry cleaner from Des Moines.
Si en terme de présence au premier rang, Mingus, puis le turbulent double live avec Pat Metheny, Shadows and Light, signent la fin d'une époque, les albums qu'elle enregistra dans les années 90 et 2000 n'ont guère à envier à leurs légendaires ainés. Night Ride Home en 91 et son jumeau de 94, Turbulent Indigo, qui contient une surprenante reprise du How do you stop de James Brown, recentrent sur l'essentiel après des années 80 mal digérées. Mieux encore, en 1998, Joni Mitchell s'offre le luxe d'ajouter un nouveau chef d’œuvre à une carrière qui célèbre ses 30 années, avec l'audacieux Taming The Tiger, au moment même où sa voix tourne en boucle sur les ondes, via le sample de son Big yellow taxi utilisé par Janet Jackson dans son superbe hit Got til it's gone. Il est amusant de noter que ce hit international de la délicieuse petite sœur de Michael a été produit par Jimmy Jam et Terry Lewis, deux membres de l'entourage de Prince, grand fanatique revendiqué de Joni Mitchell. Il est donc tentant d'imaginer que le duo de producteurs (des anciens de The Time) n'a pas eu à chercher l'inspiration bien loin. Fin de la parenthèse obsessionnelle.
En 2000 et 2002, entourée d'un grand orchestre, elle publie Both Sides Now, sur lequel elle reprend des standards du répertoire américain -dont son propre A case of you, preuve que bon goût et arrogance font bon ménage- puis Travelogue qui, loin d'être simplement symphonique comme ce fut un temps la mode, offre de véritables ré-inventions, souvent dotées d'une sacrée pêche, de chansons que Joni Mitchell refuse de laisser s'assoupir dans nos souvenirs.
C'est en 2007 que nous sont parvenus les dernières bonnes nouvelles avec Shine. Sa voix, que l'on découvre devenue chaude et éraillée, enveloppe de nouvelles compositions pour la première fois depuis Taming The Tiger, presque dix ans plus tôt, sur des musiques qui mêlent avec insolence modernité et tradition.
Joni Mitchell a longtemps marché loin devant moi. Tandis que je m'égarais dans des impasses aux saveurs futiles, elle traçait une piste depuis les neiges du Canada jusqu'au sable de Californie. Maintenant que je peux lui filer d'affectueux coups d'épaule, en espérant un clin d’œil en retour, je compte sur elle pour chasser les méchantes rumeurs. Et me distancer à nouveau.
Joni Mitchell n'est pas une fille facile à emballer, encore moins pour une seule nuit. Elle est revêche, parfois mesquine, hautaine et même capable de cruauté. Pour un peu, je la détesterais.
Sa musique n'est pas de celles que l'on aborde au coin du bar, elle préfère l'indifférence au racolage. L'ennui au tapage. Qu'elle soit débauche tourbillonnante de legato et de rythme, ou austère jusque dans sa nudité, elle intimide plus qu'elle ne séduit. Elle agace et désoriente, bien avant de se révéler addictive.
Joni Mitchell, j'ai parfois envie de lui rendre de son dédain, lui rappeler qu'elle est trop grande, trop maigre, voutée, qu'elle a des dents de cheval, une voix qui peut horripiler, que ses mélodies sont des beautés, ses intonations des voyages, ses arrangements des enchantements, ses disques des écrins de velours carmin pour les confidences que l'on se fait. Elle est précieuse pour son arrogance à se croire capable de toutes les musiques, pour m'en avoir fait découvrir de si éloignées de ma zone de confort, que je ne me serais risqué à les écouter pour personne d'autre qu'elle. Joni Mitchell a les pires qualités imaginables.
Et un jour, dans une salle aux fauteuils de feutre, venu pour danser une dernière valse, je la vis. La lumière. Au milieu des hirsutes, élégante et filiforme, Joni se radine sur l'écran, colle un pointu à Robbie Robertson, comme si ça se faisait, enfile sa guitare et envoie Coyote en ondulant raide comme un piquet. Ses cheveux blonds éblouissants sous les spots, ses dents immaculées, l'ourlet de sa bouche, son teint de porcelaine, soudain elle devint belle, au moment même où cela n'avait plus aucune importance. J'étais pris dans ses phares. Et de dérouler la pelote. Me découvrir capable d'aimer le Folk, cauchemar et sacrilège. D'où elle a le droit de me faire un coup pareil ? Dans quoi je m'embarque ? Clouds, Hejira, Ladies Of The Canyon, Court and Sparks, Blue, Don Juan, For The Roses, The Hissing...tous rendus indispensables par la frustration devenue satisfaction. Ceux qui trouvent Bjork innovante n'ont jamais dû écouter The jungle line. Faites le test, tout y est, dès 1975. Je dis ça pour Bjork, mais c'est valable pour Rickie Lee Jones, Tori Amos et la plupart des autres fleurs post seventies.
Ses albums des années 70 sont des classiques absolus, au fil desquels, les pieds ensanglantés sur les barbelés des puristes, elle tient en laisse quelques-uns des plus grands musiciens du Jazz-Rock, privilégiant régulièrement ce que l'avenir appellera des boucles, au détriment des folles improvisations dont l'époque fut friande.
Entre 1974 et 1976, elle sort quatre disques à classer parmi les plus imposants. Bien que difficilement dissociables les uns des autres, je dirais qu'en privilégiant la guitare, Hejira se rend plus facilement accessible que Court And Sparks et The Hissing Of The Summer Lawns, les deux albums fondateurs du style Joni Mitchell. Tandis que le magnifique, et pêchu, double live Miles Of Aisles, capté alors qu'elle est accompagné par le L.A Express de Robben Ford, résume avec brio la première partie de sa discographie, en teintant de connotations très rock le nec plus ultra de sa période folk.
Si en terme de présence au premier rang, Mingus, puis le turbulent double live avec Pat Metheny, Shadows and Light, signent la fin d'une époque, les albums qu'elle enregistra dans les années 90 et 2000 n'ont guère à envier à leurs légendaires ainés. Night Ride Home en 91 et son jumeau de 94, Turbulent Indigo, qui contient une surprenante reprise du How do you stop de James Brown, recentrent sur l'essentiel après des années 80 mal digérées. Mieux encore, en 1998, Joni Mitchell s'offre le luxe d'ajouter un nouveau chef d’œuvre à une carrière qui célèbre ses 30 années, avec l'audacieux Taming The Tiger, au moment même où sa voix tourne en boucle sur les ondes, via le sample de son Big yellow taxi utilisé par Janet Jackson dans son superbe hit Got til it's gone. Il est amusant de noter que ce hit international de la délicieuse petite sœur de Michael a été produit par Jimmy Jam et Terry Lewis, deux membres de l'entourage de Prince, grand fanatique revendiqué de Joni Mitchell. Il est donc tentant d'imaginer que le duo de producteurs (des anciens de The Time) n'a pas eu à chercher l'inspiration bien loin. Fin de la parenthèse obsessionnelle.
En 2000 et 2002, entourée d'un grand orchestre, elle publie Both Sides Now, sur lequel elle reprend des standards du répertoire américain -dont son propre A case of you, preuve que bon goût et arrogance font bon ménage- puis Travelogue qui, loin d'être simplement symphonique comme ce fut un temps la mode, offre de véritables ré-inventions, souvent dotées d'une sacrée pêche, de chansons que Joni Mitchell refuse de laisser s'assoupir dans nos souvenirs.
C'est en 2007 que nous sont parvenus les dernières bonnes nouvelles avec Shine. Sa voix, que l'on découvre devenue chaude et éraillée, enveloppe de nouvelles compositions pour la première fois depuis Taming The Tiger, presque dix ans plus tôt, sur des musiques qui mêlent avec insolence modernité et tradition.
Hugo Spanky