Le chômage a du bon, surtout lorsqu'il
prend fin. Mais quand même, faire un break à l'aube de la
quarantaine, après 25 piges à s'user les vertèbres en soulevant de
la caillasse, sans en amasser ne serait-ce qu'un gramme pour soi,
devrait être reconnu d'utilité publique. Le repos c'est la santé.
Se retrouver à mater ses chaussettes, péniblement extirpé du lit
tandis qu'un réveil devenu inutile vous fixe sournoisement en
affichant midi, sans autre chose à foutre pour tuer le temps que de
se demander quel disque poser sur la platine ou quel film coincer
dans le lecteur fait dorénavant parti du quotidien d'une génération
pas franchement encombrée par les opportunités de carrière.
Alors faut bien s'occuper.
Personnellement, je suis un brin cyclique comme garçon, lorsque
j'attaque la saison 1 de The shield c'est avec l'ambition de la
conclure avant la tombée de la nuit, autant dire qu'il me faut une
armurerie bien fournie en cartouches pour occuper la semaine. Avec
moi, l'ennui ne gagnera jamais la bataille, j'ai toujours un coup
d'avance pour le pousser dans les cordes, je pourrais m'occuper toute
une vie sans jamais redresser la moindre étagère, j'ai la machine à
mandibules qui tourne à plein régime et des envies en forme de défi
au cadran de l'horloge. Un coup, je me lance dans l'intégrale de
Billy Wilder, le suivant c'est celle d'Hitchcock, John Wayne ou Paul
Newman, qu'une série m'accroche et c'est la totale qui s'impose. The
wire, True blood, Trémé, Hell on wheels, les Sopranos, je dévore,
je m’imprègne, je nourris mes obsessions.
Et c'est pas les candidats qui
manquent, j'adore Francis Ford Coppola, sa démarche artistique, sa
personnalité jusqu’au boutiste, la façon dont il a renoncé à la
démesure dans laquelle il excelle pour revenir à un cinéma plus
humain. Les grands studios ne veulent plus que blockbusters aux
castings sans surprise, pas grave, le maestro s'en va filmer en
Amérique du sud et continu son chemin en se contre foutant des
normes définies par une hype tout aussi inculte que prétentieuse.
Que sa fille amuse la galerie tant qu'elle veut, lui reste ce furieux
qui hypothéqua sa vie pour défier les contraintes budgétaires. Pas
le genre à monter un dossier de demande de subventions ou à faire
des courbettes aux producteurs en place, ce gars là ne rompt pas
plus qu'il ne plie.
Coppola a cette qualité rare de maîtriser le grandiloquent (La série des Parrain, Apocalypse now, Dracula) tout autant que l'intimiste (Rumble fish, Outsiders, Tucker, Peggy Sue got married, Tetro) Que ses personnages soient au cœur du maelström ou assis à s'en griller une sur des marches d'escaliers, jamais sa caméra ne s'éloigne de l'âme, jamais son cinéma ne s'immisce du côté des héros. Coppola ne sublime que l'ordinaire.
J'adore Dario Argento. Pour les couleurs qu'il ose imprimer sur pellicule, pour ses visions purement cinématographiques au sens premier du terme. Seul l'image compte pour l'italien et qu'importe le scénario. Je me moque qu'il ait signé plus de navets que de réussites et qu'en toute franchise même Suspiria, son sommet, ne soit finalement qu'une excellente série B, c'est tout ce qui fait son charme. Dario Argento nous balade une heure et demie durant dans son monde à lui, dans ses visions, ses cauchemars, ses perversions. Ses films n'appartiennent qu'à lui et bordel, je rêve qu'un jour à nouveau le cinéma redevienne capable de cela, offrir au spectateur un moment précieux, un voyage au delà de soi-même en direction d'un univers entièrement défini par celui qui mène la danse et non pas un énième tour de mobylette autour d'un pâté de maison dont on connaît chaque contours.
J'adore Brian De Palma, de ces trois là
il est celui qui signa mon film de référence, pas un des films qui
m'accompagnent depuis l'enfance, La prisonnière du désert et
Rivière sans retour sont ceux là, pas plus que celui que je place au
delà de tout les autres, Il était une fois dans l'ouest, ni même
celui dont la folie m'a le plus embarqué, Apocalypse now, non, De
Palma m'a collé en pleine tronche le film qui, lorsque je le vis
pour la première fois du haut de l'arrogance de mes vingt ans,
targué de la morgue, de l'invincibilité et du mépris pour les
sentiments qui caractérisent tellement cet age où l'on règne au
firmament de l'univers, me colla des larmes plein les yeux, me
submergea d'émotion et me débarrassa à jamais des oripeaux du
consensuel pour me laisser nu, humide et seul, désormais en traque
de cette sensation de vertige bien plus que désireux d'avaler de la
pellicule par kilomètre.
De Palma est celui qui signa Blow out.
Blow out n'est sans doute pas le film
le plus ceci ou le moins cela de De Palma et il n'est ni meilleur ni
moins bon que Pulsions (Dressed to kill) qui le précéda d'un an
mais c'est celui qui me touche le plus. Qui sait expliquer la formule
chimique qui régie nos émotions ?
Réunis une nouvelle fois après
Carrie, John Travolta et Nancy Allen subliment tous les non-dits du
film, nous laissant enrager devant les sentiments qui grandissent
entre eux sans qu'aucun des deux ne sachent les exprimer, embarqués
qu'ils sont dans une histoire qu'ils découvrent en même temps que
nous sans jamais aucun moment de répit, l'ennemi peut venir de
partout, porter n'importe quel masque puisqu'ils ne savent pas qui
ils cherchent, ce après quoi ils courent ni même pourquoi ils font
ce qu'ils font. C'est pas très clair dit comme ça, j'en suis bien
conscient mais je cause là d'un film de De Palma.
Disons que le talent du film est de
nous faire sentir impuissants, simples témoins de l'inexorable au
même titre que le personnage de Travolta lors de l'impitoyable
final.
De Palma est un salaud de nous faire ce
coup là, on finit anéanti, souhaitant presque que nos tourtereaux se
soient contentés de se rouler dans les draps, de nous avoir fait
perdre une plombe de notre vie à les regarder s'égarer de
quiproquos en incompréhensions avant de se retrouver devant monsieur
le curé et nous devant une comédie sentimentale à la con de plus.
Mais pas ça, non. De Palma est un pervers, il se joue de nous avant de nous abandonner chancelants et dépourvus face à l'abjection de ce monde.
Mais pas ça, non. De Palma est un pervers, il se joue de nous avant de nous abandonner chancelants et dépourvus face à l'abjection de ce monde.
Évidemment qu'un gars capable de
réaliser un film de cette teneur n'est pas homme d'un seul coup de
maître, la filmographie de De Palma foisonne de coups tordus, de
démence, de femmes trépanées du ciboulot et de pauvres mecs prêts
à se coller les couilles dans une moissonneuse batteuse pour ne
serait-ce qu'un regard. Sisters (sœurs de sang) en est un parfait
exemple, Margot Kidder aurait mérité toutes les récompenses du
monde pour ce rôle, son interprétation convulsive dans la scène du
meurtre est juste indéfinissable.
C'est avec ce film vénéneux de 1973
que le cinéaste s'impose comme un de ceux avec lesquels il faut
compter. Phantom of the paradise dès l'année suivante confirmera
tout ça avec brio. Il est clair dès lors que De Palma se nourrit
des contraintes imposées par la caméra, il raffole d'inventivité
pour contourner l’immobilisme. C'est sa signature.
Là où Coppola
va se poser en plan fixe et donner de la profondeur en plaçant ses
acteurs avec malice ou de l'action en pulvérisant une forêt de
palmiers à grandes rasades de napalm, De Palma va quand à lui faire
danser sans cesse son objectif en imposant un mouvement perpétuel à
donner le tournis. Ses films vous prennent par la main et vous
promène partout où vous rêvez de ne jamais foutre les pieds, dans
les méandres de l’infâme. Avec lui le démon s'avère être une
vieille connaissance, peut-être même votre propre mère.
Bon, un chouïa d’honnêteté ne fera
pas de mal, il a aussi fait de sidérantes cagades. Femme fatale
sorti en 2002 est juste incompréhensible venant d'un gonze de cette
envergure, je ne vois que l'éventuelle influence d'Elli Medeiros, à
ce moment là sa compagne, pour justifier une telle purge.
Obsession, de 1976, c'est autre chose,
avec des images nappées d'un voile façon David Hamilton et des
acteurs dignes des Feux de l'amour, ce film nous embarque dans une
histoire tellement proche de Sueurs froides (Vertigo) qu'on se fait
bananer comme des bleus. Bien calés dans nos certitudes, persuadés
d'être devant une méchante pompe du chef d’œuvre du grand
Alfred, Obsession nous torpille en fourbe avec un dénouement à
tomber le cul par terre. Pour ne rien gâcher, et comme pour Sisters, Bernard Herrmann, compositeur fétiche d'Alfred Hitchcock signe la partition musicale.
The fury est juste un cran en dessous mais demeure une valeur sûre avec son opposition Kirk Douglas/John Cassavetes, reste qu'au final ses scènes trash préfigurent Scanners et globalement tout le cinéma de Cronenberg et consorts. Rien de nouveau sous le soleil, la vague des pseudos « nouveaux maîtres de l'horreur » qui me fit bailler toutes les années 80 durant à grands coups de pellicules se voulant glaciales et cérébrales se fracasse sur cette constatation, De Palma avait déjà fait le boulot, en mieux, et sans vouloir péter plus haut que son cul.
Carrie et Pulsions sont eux
carrément indispensables.
Carrie est tellement connu qu'il est
inutile d'y revenir si ce n'est pour saluer l'immense Sissy Spacek.
Voilà une actrice de la trempe de celles qui rendent plus ridicule
encore les botoxisées dont on nous farci les mirettes ces temps ci.
Faites vous du bien, matez 3 women de Robert Altman, aux côtés
d'une autre grande dame du cinéma, Shelley Duvall, la fragile Sissy
se révèle plus coriace qu'on ne pourrait l'imaginer ou encore
Nashville lady (coal miner's daughter) dans lequel elle incarne avec
justesse les hésitants débuts de Loretta Lynn. Tiens, tout ça me
donne envie de revoir Badlands.
Fin de l'aparté, revenons à notre
Brian et à ce Pulsions qui en matière de sommet
cinématographique se pose méchamment là. Si l'histoire creuse
comme à l'habitude du côté d'Hitchcock en cuisinant avec habileté
des ingrédients puisés dans Psycho, côté images c'est du cinéma
comme on n'en fait plus. De Palma ne recule devant rien et sûrement
pas le silence, la longue scène dans le musée est à couper le
souffle, son prolongement érotique dans le taxi puis la valse
d'hésitations d'Angie Dickinson au moment de quitter son amant
créent un suspens tel que le spectateur se retrouve littéralement
en apnée, au point que la séquence du meurtre devient un
soulagement. Pour peu on se défoulerait nous aussi à grands coups
de lames de rasoir tellement l'atmosphère était devenue
irrespirable.
La seconde partie du film est un jeu du
chat et de la souris entre un Michael Caine dont on connaît le
talent et une Nancy Allen dont on l'ignore trop souvent.
En 1983 Brian De Palma sort Scarface
avec Al Pacino et Michelle Pfeiffer et j'ai presque envie de dire que
c'est une autre histoire qui commence. Aussi impeccable que soit le
film, plus jamais le cinéma de De Palma ne sera interprété par les
acteurs et actrices qui lui sied le mieux. Margot Kidder, Nancy
Allen, Genevieve Bujold, Sissy Spacek, Amy Irving, Jessica Harper
pour les femmes, William Finley, Michael Caine, John Lithgow, John
Travolta, Michael Katt pour les hommes avaient cette finesse, cette
fragilité tellement humaine qu'ils incarnaient à la perfection cet
aspect quidam ordinaire embarqué dans une histoire qui le dépasse
dont dépend beaucoup le charme des films de De Palma.
Body double retrouvera brièvement
cette atmosphère mais Mélanie Griffith ne sera jamais Nancy Allen,
Mafia salad (wise guys) qui lui succède est une comédie surprenante
et sympathique portée par un Danny De Vito en grande forme avant que
successivement Les incorruptibles, Outrages et Le bûcher des vanités
ne finissent de transformer notre excentrique en cinéaste
mainstream. Ce qui ne veut pas dire que la qualité n'est plus là,
L’Impasse à ses fans et Le dahlia noir souffre surtout d'un cahier
des charges empli des contraintes de notre époque. Trop de cuts
imposés pour respecter une durée propre à une diffusion en
télévision.
Hélas, le temps est couvert pour les
esprits libres et plus encore pour ceux qui s'aventurent volontiers
dans les ténèbres de nos pulsions les plus perverses.
Heureusement pour nous, Brian De Palma
nous a laissé de quoi commettre le plus agréable des meurtres, celui
des heures à rien à glander.