Mon idée était de consacrer un subway to heaven aux Who. Trier dans la fournaise pour en extraire un seul album. Je ne suis pas avare d'idées à la con. Le résultat fut un méli mélo interminable, fait de souvenirs adolescent, d'emportements fanatiques. Je m'embourbais au fil des lignes, peinant à avancer vers une implacable conclusion : j'étais incapable de choisir un seul album. Pire, je les aimais tous. J'en arrivais à défendre It's Hard. Je classais en un élan théatral digne de Richard Burton Cry if you want, Eminence front, I've known no war parmi leurs grandes réussites. Tout juste si je parvenais à étriper Kenney Jones, qui mérite pourtant d'être crucifié au fronton de l'incompétence. Vous comprendrez bien qu'arriver à ce stade, choisir entre A Quick One et Sell Out devenait source de conflits internes qui m'agitaient jusque dans mon sommeil paradoxal. Les Who sont intouchables, aussi difficile à admettre que ce soit en les voyant se ridiculiser années après années, depuis déjà quatre décennies faites de reformations improbables dans des configurations qui le sont encore plus.
A la trappe, les Who. Je me recentre sur Pete Townshend, ce sera l'occasion de vanter Empty Glass, immense disque, ultime éclat d'un génie. Car, tout compte fait, c'est bien de ça qu'il s'agit. L'extinction des feux. Et la difficulté de la situer avec justesse et émotion. Je lui dois bien ça, l'émotion. Je me retiens de vous raconter toute l'histoire, celle qui me lie à Pete Townshend. Je suis lucide, rien n'est plus chiant à lire que les souvenirs d'enfance, personne ne peut en comprendre les méandres, sinon le principal intéressé. Souvent, je saute ces pages là dans les biographies. pour parfois y revenir, une fois amoureux du personnage.
Empty Glass, rien à déclarer. Ce disque est parfait, on peut le faire écouter à tous les apprentis compositeurs, ça en découragera une bonne moitié, nous épargnant ainsi une large parties des horreurs que l'ont subi au nom du rock. Du rock, justement, il en est sacrément question dans Empty Glass. D'abord parce que le disque est impeccablement produit. Pas de Glyn Johns castrateur dans les parages, mais un Chris Thomas qui a tout compris. Quoi mettre en exergue et quand. A ceci s'ajoute des compositions qui tutoient les cimes, on néglige trop souvent de dire à quel point Pete Townshend est un compositeur exceptionnel. J'ai quand même mes préférences, elles sont nombreuses, I am an animal, And I moved, Gonna get ya, Cat's in cupboard, Jools and Jim, Rough boys, les singles sont imparables : Let my love open the door, A little is enough, seul titre où la production frôle l'excès.
La vraie surprise archéologique fut de découvrir à quel point All The Best Cowboys Have Chinese Eyes est un bon disque. Celui là, je l'avais survolé et aussitôt rangé avec les fioritures. J'y revenais tous les dix ans pour m'acclimater à un titre ou deux. Je faisais systématiquement l'erreur de l'écouter comme j'aurais écouté les Who. L'absence de guitare frontale, les mélodies tordues, la production synthpop, tout convergeait pour me dévarier. La boussole indiquait invariablement la sortie. Je le gardais pour sa splendide pochette et son titre. Puis j'ai succombé. Aussi simple que ça. Enregistré seulement deux ans après Empty Glass, avec la même équipe, Bill Price, capteur de son pour The Clash, et Chris Thomas, concepteur pour les Pretenders, All The Best Cowboys Have Chinese Eyes en est le versant opposé. Le verre plein. Le baiser après le coup de boule. Sans rien céder au revival, Pete Townshend retrouve l'esprit qui animait l'âge d'or des Who, lorsqu'il enquillait Substitute, I'm a boy, Pictures of Lily, Happy Jack, The kids are alright, So sad about us, que sais-je encore, Disguises, Call me lightning, Run run run. Pete est un moderniste dans l'âme, sa pop calibrée pour 1982 n'est plus habillée de Rickenbaker, il laisse ça à Jam et préfère flirter avec les nouveaux romantiques. Ceux là ne pouvaient que lui plaire, avec leurs angoisses existentielles, leurs incertitudes sexuelles. Stop hurting people, Communication, The sea refuses no river, Slit skirts, Uniforms, comment avais-je pu ne pas en saisir toute la pertinence ? Me voilà ébranlé dans ma certitude. Empty Glass me parait soudain daté, manquant d'audace. Facile.
En 85, Townshend se refait une santé après des années d'addictions (il replongera) et concrétise un film, un album et une tournée autour de White City, son album solo le plus ambitieux. Et sans doute son plus gros succès commercial, même si j'en sais franchement rien. Face to face avait accroché les radios jusqu'en France, donc j'imagine que ça a dû se vendre. Quoiqu'il en soit, le film est réussi et le disque est excellent. Il fait le lien entre ses deux prédecesseurs en étant rock et moderne à la fois. Un pied dans la tradition et l'autre dans l'actualité. Même équipe de production, même groupe de base, mais deux invités de marque, surtout un. Le récemment disparu Clem Burke et le toujours vivant David Gilmour, faites votre choix. Les compositions sont fignolées, variées, mitonnées à feu doux. Give blood est violent comme j'aime, Secondhand love est intense, White city fightning (co-écrit avec Gilmour) frappe au coeur, Face to face est le parfait single, vaguement tête à claque après dix écoutes. Le seul ratage arrive en toute fin de parcours avec Come to mama qui succombe aux tics de productions des années 80. N'empêche que pour un réchappé des sixties dont plus personne n'attendait rien, Pete Townshend vient d'aligner trois albums qui ont de la gueule. Novateurs, ils ont redéfini un style sans brusquer les vieux fans de Who's Next. La tournée qui suit, à laquelle participe David Gilmour, accouche d'un chouette Deep End Live qui culmine par une version splendide et totalement personnelle de I put a spell on you, surprend avec une reprise de The (english) Beat, Save it for later. On a le droit de tiquer sur les cuivres de Won't get fooled again, mais ça reste du bon boulot. Cette fois encore, le disque s'accompagne d'une VHS.
L'histoire s'arrête là. Le jour où je décèle autre chose qu'une source d'ennui profond en provenance de The Iron Man et Pyschoderelict, je vous téléphone. En attendant ce jour hypothétique, je me suis repenché sur la trilogie estampillée Scoop, Another Scoop et Scoop 3. Des démos plus ou moins finalisées, celles de Scoop 3 ont été retravaillées par le maître, les autres sont dans leur jus d'époque, couvrant toute la carrière de Pete Townshend avec les Who, puis en solo. On retrouve dans un parfait désordre chronologique des hits dont les versions définitives font parties de notre ADN, des choses moins connues et d'autres carrément expérimentales, en costume de bal, en tenue de soirée ou en déshabillé des heures intimes. Surtout, pour ceux, dont je suis, qui considèrent Roger Daltrey comme le maillon faible, au moins en studio, tous les titres sont ici chantés par la voix sensitive de Pete Townshend. Youpi‼ Ces trois là, je les ai fait mien il y a longtemps. Deux doubles albums et un triple qui, au passage, ne sont pas au programme des nouvelles rééditions de l'oeuvre solo. Surement qu'un second coffret leur sera consacré. De toute façon, on sait très bien où localiser tout ça, ce serait une grossière erreur de s'en dispenser.
Et arrivé là, je dis quoi ? Lequel est l'élu, Empty Glass, Scoop ou Chinese Eyes ? Hum, je suis noyé dans le nombre. Pour ne rien arranger, les blogs regorgent d'albums de démos assemblées par thématiques. J'ai mis le grapin sur tout ce que j'ai pu dénicher. C'est fabuleux. Je me délecte de cette opulence en relisant Who I Am, l'autobiographie, où j'apprends l'existence d'un coffret 6 cd, Lifehouse Chronicles, qui fut disponible en d'autres temps sur le site personnel de Pete Townshend. Qui depuis n'existe plus. Le coffret en question honore Lifehouse, l'oeuvre sacrifiée qui devait suivre et surpasser Tommy. Trop avant gardiste, incompréhensible, invendable, on connait le raisonnement et son aboutissement. L'équarissage fut confié à Glyn Johns avec pour résultat Who's Next, disque frustrant, décousu, assemblage aseptisé dépourvu de bon sens. Quel autre con que Glyn Johns aurait écarté Naked eye, Let's see action, Pure and easy ? Qui aurait signé cette production plate à des millénaires du son de Tommy, de la rage de Live at Leeds, du bouillonnement de Quadrophenia ? Quelques années plus tard, il reviendra flinguer By Numbers de la même façon. Rah, je m'emporte à nouveau, je fais des lignes, je ne tranche pas.
Hugo Spanky