mardi 15 novembre 2022

JiMi HeNDRiX → PosT iNCaRNaTioN

 


Invariablement chaque nouvel album des Red Hot Chili Peppers finit par me ramener à Jimi Hendrix. Sans doute qu'ils en seraient fiers. Jimi Hendrix, nom magique s'il en est, survivant aux modes sans qu'aucune explication ne tienne la route. Dites moi ce que des mômes d'aujourd'hui, biberonnés à l'aseptisé, peuvent bien trouver comme satisfaction à l'écoute du magma hendrixien ? On se le demande, et la minute d'après on s'en fout. 

On a tous notre petite histoire avec Hendrix, même si je suis bien incapable de me souvenir de comment il est entré dans mon champ d'expérimentation. Toujours est-il que ramener Electric Ladyland dans ma turne m'avait semblé la chose à faire. Depuis j'en ai plein d'exemplaires avec des pochettes différentes et je suis bien content. Par contre, je n'ai qu'un seul Axis:Bold as Love, et en mono alors qu'il est farci d'effets stéréo stupéfiants, une cocasserie de plus à laquelle il faudra que je remédie. Le solo de bold as love en mono, remarquez bien, envoie plus encore que lorsqu'il se liquéfie d'un baffle à l'autre. Mais qui peut raisonnablement se passer du plaisir de l'entendre traverser son crane comme un TGV lysergique ? 



Are You Experienced est aussi brut que Axis est sophistiqué, il contient bon nombre de morceaux légendaires, plus qu'aucun autre des trois albums que Hendrix a eu le temps de finaliser (le terme est important, on le verra vite). Foxy lady, manic depression, fire, can you see me, red house, i don't live today, Purple haze, Hey Joe constitueront invariablement l'ossature de ses concerts de 1967, année de leur création, à 1970, année létale. 

Are You Experienced, Axis:Bold As Love et Electric Ladyland sont, pour des raisons différentes, preuves de la richesse du répertoire hendrixien, nécessaires à quiconque attend de la musique qu'elle soit un moyen d'élévation. Un foutu truc pour planer, danser, jouir. Qui d'autre peut se targuer d'avoir gravé un machin aussi indéfinissable que third stone from the sun ? Qu'est ce que je l'aime celle là, mais ne me demandez pas de décrire à quoi elle ressemble. Un instrumental surf ? Un instrumental avec des voix ! Mieux, un instrumental surf qui évoque l'hyper espace !! C'est dire si les étiquettes vont mal au bonhomme. Sauf que lui aussi aimait le Surfer d'argent. 

Sans vouloir faire genre, faut reconnaître que Hendrix titille certaines zones à un degré que les autres n'effleurent même pas. Le sexe est souvent mis en avant à son sujet, à juste titre. Qu'il fasse frétiller sa langue ou qu'il s'offre à genoux aux caresses de son public féminin, Hendrix affiche une implication sexuelle toute autre que celle dégagée par la préciosité des poses de ses homologues. Pas besoin de vantardise, il est implicitement celui dont l'aura éclipse tout le voisinage. Il suffit de regarder les réactions des deux gamines du concert à Berkeley de 1970 pour piger que son attitude éveille autre chose que l'esprit. Ce qui ne veut pas dire que Jimi Hendrix n'éveille pas l'esprit. Loin de là. De par tout ce qu'il irradie, de son être comme de sa musique, Hendrix transcende la négritude à laquelle la société le résume et invoque la flamboyance sans entrave du grand esprit de la nation indienne. Muddy Waters, dont le pseudonyme ouvrait des pistes, l'a lui-même affirmé "le blues doit au moins autant au two step indien qu'à l'Afrique." Jimi Hendrix, d'origine Cherokee, ne l'aura pas contredit. De tous les bluesmen, plus encore que John Lee Hooker et sa pulsation monolithique primaire, il est celui qui s'approprie sans équivoque l'héritage amérindien. Cherokee mist n'a jamais trouvé sa forme définitive, ce qui semble être dans l'ordre des choses, planqué sur d'obscurs bootlegs ce morceau en mutation perpétuelle, puisé à la source des traditions, démontre à quel point Jimi Hendrix n'est pas reparti du Jazz, du Blues, du Ragtime ou du Rock'n'Roll. Il est reparti de bien avant, de la pulsion originelle des chants de pluie, des chants de chasse, des chants d'amour. Et forcément, il est arrivé ailleurs, là où aucun autre n'a abouti. Hendrix a tracé tout droit, mais pas vers l'horizon, il a tracé tout droit vers Saturne.



On avait toutes les chances de se planter en voulant découvrir Cherokee mist, avant qu'elle soit officialisée tardivement sur Both sides of the sky, vu que les bootleggers ont cette manie de donner le même titre à différents morceaux, aussi aisément que différents titres à un même enregistrement. La version que j'évoque est quasi imperceptible, presque immatérialisée. Elle flotte comme les particules de vie dans le liquide séminal, se mouve entre nos cellules, défie notre stabilité en ajoutant vertige et haut le cœur à notre répertoire sensoriel. Au delà de son métissage, Jimi Hendrix avait un vécu que ses contemporains de la pop music ne pouvaient qu'imaginer, il passa plusieurs années dans une réserve auprès de sa grand-mère, puis écuma durant cinq ans le chitlin' circuit, héritier tout aussi enclavé des juke-joints de la ségrégation. Avec sa longue partie de feedback et son rythme tribal soutenu par une seconde guitare qui égraine une lente succession de notes répétitives, cherokee mist exprime en 7 minutes une somme de cultures qui s'élancent d'un même tronc millénaire. 



On le sait, la part commercialisée de son vivant ne représente qu'une infime partie de l'œuvre hendrixienne. Il passa un temps infini à parcourir les routes du monde, spécifiant chaque étape par un concert dantesque. La chance voulut que beaucoup furent enregistrés -peu importe dans quelles conditions- certains furent filmés, si ça n'avait pas été le cas le rock serait privé de ses plus insolentes images. Quand, enfin, il se trouvait en studio, n'allez pas croire que c'était pour débiter singles et albums à coup de morceaux rondement mis en place. Durant des nuits entières, Jimi Hendrix invitait les groupes de passage à New York à jouer avec lui. Les jam-sessions sont légions, elles couvrent des centaines d'heures de bandes magnétiques. Parmi elles, il pioche un voodoo chile enregistré avec Stevie Winwood et Jack Casady, découpe et réassemble un puzzle dont il est seul à connaître le motif. Le reste trouvera postérité plus tard. Sur des cassettes que l'on se refilait entre initiés, mille fois repiquées, leur son épuisé laissant place à nos délires qu'il débridait. On fantasmait Hendrix, plus qu'on ne l'entendait. 




Les albums posthumes de Jimi Hendrix sont un cas d'école, longtemps décrié le business post mortem est dorénavant partie intégrante du business tout court. Peut être même, si l'on faisait les comptes, qu'il en est la partie dominante. Pas un Noël sans un coffret Beatles, Prince ou un live de Jimi Hendrix (L.A Forum 1969 sera dans les bacs lorsque vous lirez ceci), pas une année sans anniversaire de naissance, de mort, de parution, auxquels s'ajoutent remastérisations, remix, bonus. Le temps donne la même couleur aux gens, celle de l'argent. Qu'en est-il cinquante ans après de la trilogie maudite Crash Landing, Midnight Lightning, Nine to the Universe

Le premier, accusé de tous les maux lors de sa sortie en 1975, rafistolages de studio, réenregistrements de la majorité des pistes (seul Hendrix fut conservé, ce qui est plutôt sympa) reste ce qu'il a toujours été. Un foutu bon disque de funk rock poisseux, traversé d'éclairs de génie (peace in the Mississippi) et conclut par un dub disco au titre douteux, captain coconut, que les DJ's en mal de renouvellement seraient bien avisés de tester sur leurs playlists. Effet surprise garantie. 

Midnight Lightning qui lui succède quelques mois plus tard recentre les débats autour de la pulpe heavy blues qui fit la renommée du guitariste. Tout autant retouché, mais beaucoup plus organique, il n'en est pas moins anecdotique à l'exception d'une démentielle version studio de machine gun

Nine to the Universe de 1980 est d'une toute autre envergure. Si vous êtes allergique aux effusions instrumentales, fuyez. Point de retouche ici, mais une succession de jams furieuses dominée par celle qui donne son nom à l'album et celle avec Larry Young que je vous conseille de dégoter sur bootleg en version non éditée, réduite ici de 20 à 8mns elle s'écoute amputée d'une large partie des réponses que le clavier fait au guitariste, sans toutefois perdre l'intensité de l'instant. Nine to the Universe est le disque pour musiciens par excellence, à réserver aux cramés que l'absence de structure ne rebute pas, aux aficionados du free. 

A choisir je trouve ces albums là plus honnêtes que les récentes révisions annuelles aux titres labyrinthes qui tentent de créer d'hypothétiques albums tel que les aurait soi-disant voulu un artiste mort depuis 50 ans en se basant sur des indications griffonnées de ci de là et des concepts issus de brainstormings fumeux. Dans les faits, on a droit à d'impérieux liftings aux masterings compressés comme des puceaux dans leurs jeans.




Le nec-plus-ultra de la production post-mortem est en fait paru dès 1971 avec Cry Of Love qui regroupe les morceaux finalisés que Jimi Hendrix avait enregistré pour donner suite à Electric Ladyland. Le projet étant un double album Rainbow Bridge se chargea du reliquat six mois plus tard avec une cohérence tout juste amoindrie. Ce sont les seuls albums dignes de s'inscrire dans l'œuvre originelle. Ce qui n'est pas une raison pour s'en contenter. 

War Heroes et Loose Ends composés de chutes, de jams, d'inédits et de face B de singles sont sources d'inavouables plaisirs. Il faut entendre, sur le bordélique Loose Ends, la version de blue suede shoes précédée par les indications que donne Hendrix à Buddy Miles avant de délirer sur un heartbreak hotel réservé aux fétichistes. Aussi décousu qu'incandescent ce disque, entamé par un comin' down hard on me baby groovy à souhait, est un condensé de tout ce qu'il ne faut pas faire pour aboutir à un résultat professionnel, certes, mais quel pied de s'envoyer ça dans les tympans. War Heroes est techniquement mieux ficelé, mais tellement moins rigolo qu'en dépit de l'opinion généralement répandue, je lui préfère les fonds de tiroirs de Loose Ends.





De toute façon, je suis bon client en matière de live crapuleux et fonds de tiroirs, tant qu'on ne les fait pas passer pour autre chose que ce qu'ils sont et qu'aucun producteur ne cherche à les gonfler artificiellement. D'où mon amour pour les bootlegs. Où pourrait-on, ailleurs que sur un pirate, trouver une vingtaine de prises de voodoo child alignées comme à la parade ? Toutes plus dingues les unes que les autres. Dénicher d'apocalyptiques concerts donnés aux quatre coins du globe sans que protools ne vienne en gommer les dérives ? Laissées brutes dans leur jus on dégote d'interminables jams qui passent de l'accordage approximatif à de ravageuses envolées intergalactiques. Avec Traffic (A session) ou dieu seul sait qui (Freak out jam) il  existe une bonne cinquantaine de bootlegs indispensables rien que pour les enregistrements studio. Tellement indispensables que certains ont été officialisés sur Dagger records, subdivision créée par les héritiers du gaucher, qui ratissent plus large encore que notre Laeticia nationale, sans retrouver l'emphase caractéristique des bootleggers qui ne reculent devant aucune considération pour garnir jusqu'à la glotte tous les supports à leur portée. A eux seuls ils justifient l'ère numérique, tout en galvaudant ses critères d'excellence en balançant sur fichiers flac des machins cradingues au possible. 

On trouve sans trop se fouler la rate un live à Rome qui n'a d'autre mérite que les cris hystériques par lesquels les bella ragazza du cru ponctuent chaque soupir de foxy lady. Je vous jure, il faut avoir entendu ça pour piger tout ce que le rock a perdu lorsqu'il n'a plus su capter que l'intérêt des garçons. 



Il faut aussi impérativement, je ne plaisante pas avec ça, entendre les démos enregistrées dans son salon par un Jimi Hendrix seulement accompagné de sa guitare électrique (et occasionnellement de la sonnerie du téléphone). 

Les bootlegs sont une histoire dans l'histoire qui dépasse en émotions furieuses tout ce que le business et le talent ont filtré pour atteindre l'élégante finalité qui se commercialise domestiquée sous apparats offset chromatiques. Hendrix est mort sans avoir résolu l'équation qui torturait sa créativité les derniers mois de son existence, comment aller plus loin, se dédouaner du cadre des styles ? Et si aucun bootleg n'apporte de certitude sur ce à quoi la suite aurait ressemblé, tous tracent le cheminement d'une expression qu'aucune laisse ne vient étrangler. Régalez vous tant que c'est disponible gratuitement. A la vitesse où l'internet se voit réduit à un supermarché open all night, il se pourrait bien que l'on en vive les derniers instants de partage. Ce qui me console de la perte des géants qui, comme Hendrix, sont morts en s'imaginant à l'aube d'un monde meilleur.

Hugo Spanky


dimanche 23 octobre 2022

eNTRée, DesSeRT et CochoN d'iNDe


Je ne vais pas être précurseur, la série date de 2016, mais faut absolument que je vous signale l'existence de Fleabag. C'est un bijou. Le pitch est tout con, une nana célibataire, la trentaine, qui parle à la caméra en toutes occasions. Franchement, ça démarre comme un truc que j'allais pas aimer du tout. En plus c'est une série anglaise. Je sais même pas pourquoi j'ai téléchargé le premier épisode, par contre je sais pourquoi j'ai téléchargé les suivants. Fleabag déjoue tout les pronostiques. Le casting, impeccable, condition sine qua non, la soeur de Fleabag (c'est le surnom de l'héroïne), le mari de la soeur, la copine morte qui torpille la façade, embarque l'histoire ailleurs, à un autre niveau, fait ressembler les sourires à des grimaces, le père, la belle mère, le curé, les amants à moitié nazes, c'est dément, ils sont tous incroyablement définis, ciselés et interprétés avec talent et des physiques je vous dis que ça.

Il y a deux saisons de 6 épisodes de 25 minutes et pas un de plus, c'est frustrant tellement on s'attache. Il se passe un nombre incalculable de situations en si peu de temps, y a matière à réflêchir aussi. Le sens de la vie, sans prise de tête, on est sur le ton du stand up, ça se construit sur des détails et ça dérape sur des actes désinvoltes aux conséquences qu'on voit pas venir. La perception que l'on a des choses tord leur vérité. Comme dans un film de Robert Altman, quand les images racontent une histoire, tandis que les dialogues en content une autre. Dans la joie et la bonne humeur, ça se déchire tout doucement jusqu'à l'os. 


L'actrice qui interprète la soeur est impayable, son mari, sosie d'Allen Ginsberg, m'a fait hésiter entre le gros con à baffer et le pauvre type pas totalement irrécupérable. Vous déciderez par vous même. La nana qui joue Fleabag (Phoebe Waller-Bridge) m'a scotché, elle fait tout passer d'un haussement de sourcils, d'abord simple conne qui pense avec son cul, ensuite un peu pareil sauf que notre regard change. C'est la force de la série, elle nous implique. Je ne peux pas en dire plus sans en dire trop, faites vous votre idée. 




Deux doubles albums en six mois après 16 années de silence, on est habitué à tout, pas tellement à ça. Si les Red Hot Chili Peppers avec leur 40 ans au compteur peuvent apparaître comme des dinosaures, ils n'en sont pas moins les plus frais d'entre tous et assurément les seuls dont la créativité réserve encore quelques beaux soubresauts. Du moins tant que John Frusciante traine dans les parrages. Return of the dream canteen en est un de balèze, de soubresaut. La collection automne/hiver propose une luxuriance de nouveaux tons, on ne sait où donner de la feuille. D'abord un traitement du son époustouflant, le groupe ose l'électronique, sans doute sous l'influence de son guitariste dont les récents travaux en solo étaient orientés en ce sens. Que dire d'une merveille comme my cigarette sur laquelle un clavier sert de tapis rouge à un solo de saxophone si délicat que j'aurais juré qu'il s'agissait d'une clarinette si je n'avais pas les crédits sous le pif. Les interprétations ne révolutionnent pas ce qu'on sait d'eux, pourtant il y a une fraicheur dans les sonorités, une envie de ne pas se répéter, de mettre des touches de couleurs nouvelles sur le tableau. Il y a ce morceau qui me hante, handful, le genre qu'ils font en dormant depuis Stadium arcadium, pourtant l'habillage change, un cuivre discret amène un parfum mariachi. Ceux qui ont été frustrés par la discrétion de John Frusciante sur Unlimited love vont en avoir la bave aux lèvres, il illumine l'album de déchirures souveraines. Pas tant de longues escapades solitaires que de courbes et de délices aromatisés de mille épices. Handful en est un cas typique. Eddie, leur hommage au fil duquel Anthony Kiedis se met dans la peau d'Eddie Van Halen en est un autre dont le final  à chaque écoute me file ma dose de frissons. 

Une composition comme in the snow sidère par tout ce qu'elle véhicule, dire pour autant que les Red Hot ont pris des risques serait gratuit (qu'est ce qu'ils pourraient bien risquer, ils sont seuls à cette altitude) n'empêche qu'ils osent la nudité clavier/voix (lalalalala), maitrisent le single bontempi addictif (the drummer), sauvent du syndrome remplissage shoot me a smile d'un break astucieux et cisèlent des mécaniques que les arrangements s'amusent à dérégler. Je vais redire ce que vous savez déjà, John Frusciante est un orfèvre, sans aucun doute l'ultime personnage d'un roman peuplé de héros disparus, peace and love, carry me home, sans en faire des caisses, il maintient son groupe dans la course, lui confère sa légitimité, éloigne le spectre de la sclérose musicale qui plombe d'ici à l'horizon les vastes plaines de la pop music. Quoi d'autre ? Rick Rubin fait sonner les overdubs aussi live que la rythmique, les entrelacs de guitares, les bruitages, cuivres et claviers sont intégrés avec minutie. Le savoir-faire donne une impression d'extrème dépouillement là où une écoute attentive décèle d'insoupçonnées fioritures. Ainsi va ce groupe en vol plané. Agitateurs punkyfunky mal dégrossis devenus héritiers des enfants fleurs par la magie d'une Californie au spleen assumé, aux malédictions conjurées. Ils sont là, encore, et nous aussi. Fidèles à une rencontre sans rendez-vous, avec une histoire qui pourrait bien s'achever avec eux.

Hugo Spanky


lundi 10 octobre 2022

SuBWaY To heaVeN : LoU ReeD



Ne garder qu'un seul album de Lou Reed parmi la flanquée qu'il a pu enregistrer, seul ou en groupe, n'est pas un jeu aisé. Non pas qu'il soit si difficile d'en éliminer certains, on peut à tous trouver une raison de s'en passer, il est plus ardu d'en trouver un qui soit essentiel du début à la fin, dans sa forme et son fond. Lou Reed a l'art de l'imperfection, n'est ce pas là son principal sujet de réflexion ? Ses personnages sont immanquablement des ratés, de bonne fortune ou du trottoir, pas un n'est à meilleure enseigne. Femme à bite ou homme émasculé, objet masturbatoire ou outil de sévices, qu'importe pour Lou Reed, il y a ce qu'ils voudraient être et ce qu'ils sont. Et aussi ce qu'ils font pour oublier ce qu'ils sont, ce qui, au passage, les éloigne un peu plus encore de ce qu'ils voudraient être.

Que sait-on de Lou Reed ? Que sa discographie s'ouvre sur une collaboration (Nico) et se ferme de la même façon (Metallica). Avec ça, on est bien. On sait aussi combien il affectionnait les phrases assassines, les vacheries et coups bas. "Je donnais un concert à Londres et en jouant je pensais à Frank Zappa qui quelques mois plus tôt était tombé de cette même scène, haute de 5 mètres, il s'est complétement bousillé et j'étais heureux de penser à ça. Je le déteste tant". Oui, bon, Lou Reed n'était pas corporate.


Et donc, choisir un album. Ceux du Velvet Underground ne me seraient d'aucune utilité, un coup d'œil à leurs pochettes suffit à me dispenser de l'écoute. Je ne les conserve que par fétichisme. Longtemps, mon favori a été le troisième, celui sans titre. Des deux mixages qui le distingue, je préfère celui utilisé sur la réédition des années 80 par laquelle la plupart d'entre nous ont découvert le disque jusque là rarissime. Réalisé et validé par le groupe au complet ce mixage fut refait au dernier moment par Lou Reed et remplacé sur les premiers pressages par ce closet mix qui met la voix plus en avant et change la position des instruments dans le spectre, confiant à l'ensemble un aspect plus commun. Je ne sais pas pourquoi le closet mix a été prisé pour le, par ailleurs superbe, coffret Peel slowly and see, je le trouve impersonnel. Tant qu'à pinailler, je précise que le nec plus ultra est de dénicher les versions mono. Dorénavant j'opte plus volontiers pour White light/White heat, sans doute parce que de manière générale j'opte de plus en plus souvent pour tout ce qui s'apparente à du bruit, du moins à des sons dérangeants, voire pénibles à supporter. Pour autant, je ne vais pas vous conseiller de ne garder que Metal Machine Music, même si ce serait surement le choix de Lou Reed lui même (bien qu'il refuserait plus vraisemblablement de choisir tant il considérait le moindre de ses morceaux comme étant incontestablement génial)Il ne surprendra personne que le disque le plus satisfaisant d'un groupe aussi peu conventionnel soit un recueil de titres inédits paru dans les années 80, V.U. Leur premier album Velvet Underground with Nico est si maniéré qu'il en est daté, tandis que Loaded, le bon élève venu trop tardivement -Lou Reed aura quitté le groupe à sa sortie- est trop appliqué pour ne pas agacer. Tous ont bien sûr un charme fou, il y a des choses qui ne se discutent pas.


Souvent méprisé par plus méprisable que lui, son album homonyme de 1972, premier en solo, tient encore bien la route à ce jour, un disque attachant, un brin anonyme, un peu comme Loaded finalement et Growing up in public avec lequel il inaugurera la décennie suivante sans démériter. Transformer qui lui succède contient de fort belles choses, pourtant, hormis perfect day -et satellite of love- il n'est pas une adresse que je fréquente lorsque compiler l'œuvre devient nécessaire. Berlin est plus généreux, mais la production de Bob Ezrin tire la couverture. Il faudrait dans une discothèque bien ordonnée ranger ses productions ensembles, et non avec ceux qui lui ont servi de prétextes. Alice Cooper, Kiss, Pink Floyd, Lou Reed, une production Bob Ezrin ressemble avant tout à une autre production Bob Ezrin. De fait, choisir Berlin pour seul compagnon d'exil ne comblerait qu'artificiellement un irrépressible besoin d'écouter Lou Reed. Idem pour Rock'n'Roll Animal, même si en le couplant avec Lou Reed Live, qui en est le second versant enregistré le même soir de décembre 73 à New York, on obtient la parfaite restitution d'un incroyable concert. Bref, c'est bien beau tout ça, mais on n'est pas plus avancé.


Si j'étais en quête d'unité, de cohésion, du meilleur album possible, du moins d'une possibilité de meilleur album, le maitre mot étant incertitude à l'évocation de Lou Reed, je piocherais sans trembler New York. Les compositions sont mémorables, le son est à peu près intemporel et le livret du vinyl avait pris soin de traduire les textes. Avec ça il faudrait être mal embouché pour trouver à redire. D'ailleurs dès sa sortie, je n'ai rien trouvé à redire, busload of faith, Romeo had Juliet, last great american whale...on n'avait pas vu venir un tel afflux de nouvelles sensations fortes. Après dix ans de disques anecdotiques que je prenais tout juste la peine d'écouter, The blue mask comme les autres, Lou Reed nous torchait un machin qui ferait date, un vrai disque comme, comme...comme aucun, en fait. New York est le disque de Lou Reed sans équivalent, et pourtant c'est du pur Lou Reed comme on avait toujours cru l'entendre. Une perfection qui dirige mon choix vers Street Hassle, un bon disque de Lou Reed ne répond pas aux critères qui s'appliquent à d'autres. D'abord, il faut qu'il soit bordélique, inégal tant au niveau des compositions qu'à celui de l'enregistrement, le volume fluctuant ne doit offrir aucun confort d'écoute. Hors de question que les interprétations soient autrement que mal assurées. Sur New York, Lou Reed est autoritaire, bras croisés, bardé de cuir, arrimé à ses bottes de moto, sa voix domine, imperturbable, pour peu il lèverait le poing et tout un stade chanterait avec lui. Franchement, qui veut se contenter de ça ? Alors que Street Hassle, ça a de la gueule, c'est cradingue, ça chahute, titube, ça cherche des crosses, il y en a encore pour se pincer le nez en prenant I wanna be black au premier degré, c'est vous dire. Mais ce n'est pas seulement ça. Le morceau qui donne son titre au disque est carrément une sorte de chef d'œuvre, avec des violons et même Bruce Springsteen qui fait un speech comateux avec plein de mots dedans. Street Hassle est tellement bon que je préfère The Bells.


The Bells est celui que je garde précieusement, celui que j'écoute quand je veux ma dose de Lou Reed. Et je vous conseille d'en faire autant. The Bells c'est Lou Reed qui se toque des cuivres, du coup il vire les guitares, il a Don Cherry sous la main, il n'est pas plus con qu'un autre, il s'en sert. Evidemment la notion de cuivres pour Lou Reed est sensiblement différente de la moyenne, on n'est pas chez Bruce Springsteen, l'inviter à marmonner c'est une chose, utiliser les cuivres comme l'affirmation d'une virilité d'Appolon en est une autre. Pas de sax qui rugit sur The Bells, des boucles de trompette qui couinent dans un coin bas de l'enceinte font bien mieux l'affaire. Deux titres sont composés avec Nils Lofgren, stupid man qui ouvre le disque d'une façon qui signe l'affaire, bancale comme il se doit, et with you sur lequel Lou s'esquinte avec des accents à la Johnny Rotten sur une mélodie échevelée qui me régale immanquablement. Disco mystic est un de mes classiques personnel, pas moins. Le genre de truc qui rend une soirée mémorable, du disco smoking, comme miss you est du disco jogging. On y entend les prémices du Lodger de Bowie, on y entend beaucoup de choses pour un morceau aussi basique et répétitif. Du grand art. 



All through the night aurait pu se caser sur Street Hassle, globalement les deux disques ne sont guère différents. Enregistrés l'un et l'autre en binaural, un système qui leur confère un son particulier dont je ne sais toujours pas quoi penser concrètement, ils alternent morceaux ambitieux et courts titres racés que l'on peut percevoir comme influencés par le punk. D'où le jeu de miroir de la pochette ? C'est possible, je ne me risquerais pas à psychanalyser Lou Reed. Là où The Bells surplante Street Hassle, c'est dans sa pièce maitresse, The bells, la chanson condense tout ce que j'affectionne chez Lou Reed, élégant jusque dans la fange. Il ressort de ce titre un feeling qui pourrait me faire supporter l'absence de coney island baby et je préfère sa sobriété mortifère à sa trop distinguée consœur street hassle. Si Bob Ezrin est remercié sur la pochette c'est assurément à the bells qu'il a participé, en filigrane Berlin se devine. Ne serait-ce pas Jim qui se jette dans le vide ? Un envol ultime pour rejoindre Caroline dans l'au-delà et émanciper son créateur des errances du Lou Reed junkie homosexuel, survivant miraculeux d'une fin de décennie incurable pour tant d'autres que luiAinsi va The Bells, jamais nostalgique et pourtant hanté.

Hugo Spanky