vendredi 1 mai 2020

HaBLa AfRica


Pour les américains, l'Afrique est un fantasme, pour les européens, elle est une voisine, pour d'autres, elle est une source. Mais aucun ne sait trop quoi en foutre. On aime l'idée de l'Afrique. On aime surtout l'idée d'aimer l'Afrique. Tout le monde est d'accord pour dire que Blues, Funk, Jazz lui sont redevables, et par extension la plupart des musiques qui en découlent. Le groove, la transe, le feeling, vous trouverez toujours un expert pour vous signer l'attestation, ça vient de Mama Africa et de personne d'autre. Et que les indiens d’Amérique aillent se faire voir ailleurs, ils ne sont pas à un pillage près. 

Et puis, attention, le rythme, la cadence, ça nous connait, y a qu'à voir bouger un chanteur de rock pour s'en assurer. Vautré dans le canapé, on sait reconnaître si c'est de la musique de danse ou pas. C'est important, la danse. Get on the good foot, malheur, avec qui voulez-vous lutter ? Le murder on the dancefloor, c'est surtout quand j'y atterris pour exposer mon déhanché. C'est quoi le disque africain qui s'est le mieux écoulé dans les rayons de nos supermarchés ? C'est lequel de nos rockers qui a utilisé des musiciens africains ? Et pour en faire quoi ? Damon Albarn ? Tony Allen vient de calancher, paix à son âme, le gugusse de Blur l'avait replacé sur l'échiquier avec The Good, the Bad & the Queen, sauf que ma grand mère aurait pu jouer les percussions sur ce disque. 


Tout ça pour en arriver à Carlos Santana et Rick Rubin dans un studio avec l'Afrique pour concept. Rick Rubin, c'est pas difficile à constater, quand il fraie avec les anciens, il se fait bouffer tout cru par ses fantasmes d'adolescent. Avec AC/DC, il tente de refaire Whole lotta rosie, War pigs avec Black Sabbath, sauf que ces braves gens ne savent plus comment ils s'y étaient pris la première fois. On s'emmerde à l'autre bout de la chaine. Alors il allait faire quoi avec Carlos Santana ? D'autant que notre homme ne l'avait pas attendu pour réveiller la foudre en regroupant sa troupe originelle pour l'incandescent Santana IV paru en 2016. Ben, merde alors, voila que Rick Rubin allait devoir se coltiner une idée originale ou périr. Va pour l'Afrique. Et le dépaysement est réel, non pas que Carlos ait changé quoi que ce soit à son jeu, pas plus qu'il n'a sacrifié sa moustache. Le défi étant de sonner un minimum de la brousse, il a rameuté Buika. Et vous allez me dire, c'est qui celui là ? Le frère de King Sunny Ade ? Un Fela de contrebande ? Ok, on y verra plus clair quand je vous aurais dit que son blase complet est Maria Conception Buika. Il est comme ça Carlos, pour faire cainfre, il prend une espagnole, chanteuse de flamenco. Le plus beau, c'est que ça marche plein pot.
La nana a un timbre à coller de l'urticaire à n'importe quel afrikaner nostalgique du temps béni des colonies, Africa Speaks est son disque à elle aussi. Elle a du corps, de l'âme, elle ne retient aucun coups, elle signe les textes, compose ses mélodies, vous serez charmés ou révulsés. Concha Buika, je peux chambrer tant que je veux, même si à une exception près tout le disque est chanté en espagnol, elle incarne l'idée qu'on se fait d'une chanteuse africaine, et pour cause. Si elle est née à Palma de Majorque, c'est de parents équato-guinéens ayant fui la dictature et le génocide qui va avec. Ce qu'elle a enregistré avant ce disque, j'en sais rien, il se peut que ça soit bien, j'irai sans doute vérifier.




Là où souvent le bât blesse avec nos braves héros des lointaines sixties, c'est au rayon compositions. Il suffit de se pencher sur ce que des cadors comme Pete Townshend ou la paire Jagger/Richards en sont réduit à enregistrer pour s'en convaincre, torcher un bon morceau est un savoir qui se perd. C'est la seconde surprise d'Africa Speaks, Santana a mis la main à la pâte en s'appuyant sur du solide. En faisant tourner en boucle dans le studio une playlist puisée dans ses disques africains de référence, Carlos a pioché ici un tempo, une tournerie hypnotique, là un changement d'accords, ailleurs une ligne de basse et le groupe imprégné de ce feeling s'est mis à jouer, live. Barra barra de Rachid Taha et Steve Hillage sert de base à Los invisibles, le flagrant single du disque, pour le coup je ne pige pas qu'il n'ait pas cartonné plus que ça celui ci, c'est une tuerie. Breaking down the door avec son accordéon et son trombone puise dans le Abatina de Calypso Rose et Manu Chao, Luna hechicera est une collaboration avec le sénégalais Ismaël Lo, Candombe cumbele s'appuie sur le Agboho du nigérien Easy Kabaka Brown, figure méconnue de l'AfroBeat des 70's. Tout ceci plane à haute altitude et atteint l'hyper espace avec deux titres, un quart d'heure de musique à eux deux, Yo me lo merezco inspiré de Jay U Xperience, AfroBeat nigérien là aussi, et le sidérant Blue skies cosigné par Mike Odumosu, ancien bassiste d'Osibisa, sur lequel Laura Mvula vient mêler sa voix à celle de Buika sans parvenir à arracher la part du lion à Carlos lui-même. Deux titres mouvants, jouant sur les nuances de teinte, sur les atmosphères, la tension et la relâche. Africa Speaks est un fichu disque. 


Et Carlos Santana dans tout ça ? Pfff, oubliez la question. Il sonne sale et puissant comme on l'aime, camouflé dans le mix, en embuscade derrière le Hammond, en rafale entre les percussions, Carlos est inspiré. Rick Rubin a épuré la donne, deux guitares, basse, batterie, le Hammond et un percu, et c'est marre, pas de synthé, pas de section de cuivres, pas d'électronique, ni flute, ni tapis volant, blam, ça tranche dans le lard. Bernie Grundman a réalisé le mastering, du coup on est exempt de cette foutue compression dont le producteur s'était fait le triste champion. Pas de ça ici. On ne compresse pas Carlos Santana. Faut pas déconner.

Hugo Spanky


7 commentaires:

  1. T'as raison de rappeler qu'il n'y a que très peu d'instruments, parce que c'est toujours tellement puissant Santana qu'on a l'impression du contraire.
    African Speaks même si le Los invisibles est arabisant est vraiment un album de soirée. Je pense que l'on pourrait mettre n'importe quel morceau et monter petit à petit le son, on arriverait vite à une grande détente communicative ;D

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    1. C'est de la lave en fusion, Santana, ça t'arrive dessus et t'intègre dans le magma. C'est puissant, cool et élégant à la fois. Bien sur qu'il devrait encore être sur la playlist de n'importe quelle soirée de bon goût, il n'était pas rare de l'entendre dans les bons bistrots. Mais, bon, on est en 2020, l'ère du terrorisme à tous les étages, les plus sectaires font la loi, perso je la combats (et je finirai bien par gagner )))
      Africa Speaks est une merveille, on sent que les mecs se sont fait plaisir sans se soucier et Buika amène une touche âpre, elle est l'élément qui dérange puis séduit, le piment d'un plat déjà copieusement relevé. J'en reprends une assiette quand ils veulent.

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  2. C'est un disque qui est sur le bureau de mon ordinateur depuis des mois et qui alimente mon Winamp quotidiennement ! Merci de le mettre en lumière une nouvelle fois !

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    1. C'est que mine de rien, il s'est imposé de lui-même. Je râle si souvent après le manque d'audace et de créativité qu'il en devenait impossible de ne pas souligner l'existence de Africa Speaks. Ce disque comble toutes les attentes, dérange avant de séduire (ça c'est primordial) et finalement s'impose.
      Il en est à combien de résurrections Santana ? ))) Depuis la mort de Prince, c'est finalement le seul à avoir encore la capacité de surprendre.

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  3. Plein de chose à commenter. Et si je faisais concis pour une fois?
    l'AFRIQUE quand tu listes quelques grands noms tu finis par admettre une lapalissade: c'est un continent, chaque coin sa musique. La surprise quand on s'y plonge, c'est la porosité, les échanges musicales de par le monde, tout y est passé, rarement enfermé sur elle même et pourtant jamais en imitation.
    Santana forcément, c'est plusieurs vies, on a ses amours, moi c'est "Caravanserai" Ses déceptions "Marathon" du coup je n'écoutais plus que les anciens.
    Un jour j'ai vu TINARIWEN jouer et en invité Carlos Santana. J'ai eu un choc. Pas la star, mais la classe, j'avais oublié de plaisir à écouter son jeu.
    "Africa Speaks" et bien merci, m'sieur... Tu as raison, cette voix!! Grâce à toi quelques idées d'enchaînement: Buika/En Mi Piel (pas encore écouté) et le souvenir d'un Miles Davis qui souhaitait collaborer avec Carlos Santana. Je viens de trouver un YOUTUBE donc on a une trace de leur collaboration... Tiens du coup, allez je vais tenter une nouvelle fois BITCH BREW... un seul titre SPANISH KEY je lis ici et aussi là que McLaughin jouerait comme... Carlos. Tant pis pour le concis

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    1. Mais oui, l'Afrique c'est tellement de choses. C'est ce que je voulais toucher du doigt avec mon intro, ce carcan stéréotypé qui lui est systématiquement collé, patrie mère du blues et restons-en là. C'est bien beau de se coller l'estampille aux trois couleurs, mais après ? Prends Bob Marley après sa tournée africaine et tout le pataquès, il te colle les drapeaux sur la pochette du disque, mais Survival il a quoi de plus africain que les autres de ses disques ? Rien de plus que ceux de James Brown après le concert de Kinshasa. Ginger Baker était plus africain que ces deux là ))) Et rayon grand public c'est Paul Simon qui s'y sera collé en ramassant les coups de bâtons. Et depuis ?
      Africa Speaks, t'as raison de faire le parallèle, tient de Miles Davis dans sa démarche, c'est le Santana aventureux qui ose les sonorités ethniques. Le retrouver sur ce terrain à ce moment là de son parcours, c'est beau. Qu'un mec comme lui aille déterrer Rachid Taha en citant barra barra alors qu'en France son propre public le commémore à travers Charles Trenet en prenant des airs de complotiste cynique...ça résume pas mal de choses en fait )))

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    2. Et pour ce qui est de McLaughlin je serai moins radical, il y a eu interaction entre ces deux là (love devotion & surrender en atteste). Ils avaient des similitudes dès le début ne serait-ce qu'au niveau de l'énergie dégagée. Santana a, me semble t-il, une approche moins pensée et technicienne, forcément moins anglaise, il est ce que les autres ont du apprendre à être (sans y parvenir dans la plupart des cas). Son jeu est tellement plus mélodique et instinctif, naturel en somme.
      A l'inverse l'influence de McLaughlin se fait sentir à partir de Caravanserai, Welcome, et sur The swing of delight surtout, avec un aspect plus "clinique" faute de trouver mieux comme mot inapproprié. Mais c'est presque plus dans le contexte musical global que dans le jeu de guitare précisément. Il y a un petit côté stérilisé chez McLaughlin (au sens balai dans le cul, anglais quoi))) alors que même lorsqu'il flirte avec le Jazz Rock, Santana reste organique avec ce background salsa del barrio qui fait partie intégrante de sa culture. Et puis, perso, c'est en rythmique qu'il me sidère, cette façon de tenir toute cette sauvagerie en laisse tendue, prête à rompre.
      En fait, plus encore que sur McLaughlin, c'est sur Miles Davis que Santana a eu le plus d'influence. Comme plus tard, il en a eu sur Prince.
      Et dernière différence avec tous ceux là, Carlos est toujours sur la brèche à alimenter les braises, encore aujourd'hui.

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