lundi 16 novembre 2015

FeeD YouR HeaD !!



 

San Francisco. A la simple évocation de ce nom ce sont des centaines d'images qui affluent et autant de sons qui se distordent. C'est Bullitt, c'est l'amour nécrophile de James Stewart pour Kim Novak, la poursuite vertigineuse de l'un et celle, langoureuse et morbide, de l'autre. Et chaque fois ces impossibles angles de caméra pour signifier le vertige, la disproportion des hauteurs de la ville aux cinquante collines.


San Francisco, ville de l'inspecteur Harry, incarnation de la révolte face à la corruption et l'immobilisme coupable de l'ordre établi. C'est depuis son université de Berkeley que va s'organiser la lutte pour les droits civiques dans le sud, de ses ghettos que vont s'éveiller les Black Panthers, de ses usines que va naitre le Levi Strauss, de sa jeunesse que va rayonner le psychédélisme, de sa marginalité que les revendications homosexuelles vont se faire entendre. Les uns donneront naissance à la Silicon valley, les autres périront au Vietnam. Bon nombre peupleront le nid de coucou, victimes de l'effet pervers du LSD qui ouvre tellement de portes dans le cerveau que ça finit par faire de sacrés courants d'air. Qu'importe, bien tristes ceux qui n'en ont retiré que cela. San Francisco a engendré les premières formations mixtes, de sexes comme de races, Sly & The Family Stone et Santana. San Francisco aura été le coup de boutoir qui fissura la digue. 


La scène de San Francisco entre 1965 et 1967 va créer de toutes pièces une musique essentielle pour la suite. Une échappatoire à la normalisation du boogie. Une volonté de dérégler les sens va germer dans les esprits les plus éveillés.
La musique de San Francisco a quelque chose d'enfantin, elle n'est emprisonnée sous aucun joug, n'a pour limite que celle de l'imagination. Elle est jouet. Et de la même façon que l'esprit d'un enfant parait mystérieux à l'adulte qui en a perdu la clé, on reste avec l'impression que le cœur du maelstrom est si profondément enfouis dans d'autres stratosphères qu'il nous échappe invariablement. Sitôt pensons-nous l'atteindre, qu'il s'échappe avec un rire moqueur. Cette musique en perpétuel mouvement est bâtie dans le seul but de faire perdre la raison à nos conceptions cartésiennes. 



Aussi originaux et talentueux qu'ils soient, aucun des groupes de la ville n'enregistra de chef d’œuvres. Écouter un disque du San Francisco Sound aujourd'hui c'est comme écouter Robert Johnson, ça ne flatte pas l'oreille. On sent qu'il se passe quelque chose d'unique, mais aussi que l'essentiel est ailleurs. Trop de sauvagerie pour la cire, trop d'aspérités. Le son de San Francisco n'a été poli par aucun génie des consoles, les mélodies n'ont connu aucune manucure. Les disques sont des témoignages, vivaces, agressifs, alambiqués et mordants. Il s'y mélange la rage, la naïveté et l'incompétence. La plupart capte l'instant présent et rien d'autre. Beaucoup des enregistrements les plus significatifs sont des Live tant le travail en studio se révéla dans un premier temps laborieux pour la majorité de ces groupes habitués à passer des nuits entières sur scène à chercher le groove ultime, la note céleste ou tout connement à retomber sur leurs pieds tous ensembles... Cheap Thrills de Janis Joplin, Happy Trails de Quicksilver Messenger Service, Live/Dead du Grateful Dead ne sont à donner en exemple à aucun musicien en herbe, mais savoir que ça a pu exister reste primordial.


Surrealistic Pillow ou Volunteers du Jefferson Airplane ont un charme qui ne se laisse découvrir qu'au prix d'un effort de l'auditeur. Il en va de même pour la majorité de la production de la ville. Hormis les vibrations cosmiques laissées là par d'ancestrales tribus indiennes qui, en des temps immémoriaux, occupèrent ses collines, on ne connait aucune origine à ce bouillonnant mouvement qui s’embrasa aussi soudainement qu'il disparut.  Il n'y eu aucun Phil Spector, aucun Berry Gordy, aucune Carole King pour le domestiquer, il n'y eu pas plus de pionnier pour l'anticiper. Ni Blues, ni Jazz, ni Country, ni Rockabilly à San Francisco. Rien qui permette de donner une origine contrôlée à la folie collective qui se manifesta au Fillmore West de Bill Graham et à l'Avalon Ballroom de Chet Helms. Même les Hell Angels, présents sur les lieux depuis une bonne décennie déjà n'y comprirent rien. Altamont le démontra tristement en finissant d'enterrer l'affaire. 



C'est Grace Slick qui saisira au plus proche la réalité toute virtuelle du mouvement. Comme elle le décrit dans White rabbit, c'est dans Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll qu'il faut chercher l'origine de ce phénomène, audacieux mariage de Folk et de contes pour l'éveil. Assise sur sa branche, la belle Alice boit son infusion, s'endort puis délire. Dans son trip, elle croise toute les sources de nos angoisses. Le temps qui nous échappe, les dictatures, la violence aveugle, la perte de contrôle sur nos propres existences, la mesquinerie des amitiés falsifiées. Ce n'est pas un hasard si la réverbération psychédélique du mouvement de la baie atteindra Londres plus qu'aucune autre ville du globe, San Francisco fut l'endroit le plus anglais de l'Amérique des sixties. L'Angleterre d'Oscar Wilde, Lewis Carroll et Aleister Crowley plus encore que celle des Beatles.
Pas un hasard non plus, si c'est dans cette ville à l’excentricité si authentique que sont morts les Sex Pistols, au terme d'un concert au Winterland de l'indéboulonnable Bill Graham. Le questionnement de Johnny Rotten Ever get the feelin you've been cheated ? comme un ultime écho au When the truth is found to be lies de Grace Slick. La boucle était bouclée. La reine mère venait de décapiter ses derniers enfants.


Un coffret sorti discrètement en 2007, Love is the Song We Sing, regroupe la quasi totalité des singles de la ville de 1965 à 1970. Des Charlatans aux Flamin' Groovies pour schématiser. De l'origine du désordre à sa mise dans le rang. En à peine moins de 80 chansons, il montre à quel point, l'image que l'on a de la scène de San Francisco est pervertie par les stéréotypes réducteurs. En se bornant aux singles, le coffret ne s'encombre d'aucune des interminables pièces maitresses auxquelles on apparente trop souvent le genre. Pas de Dark star de 40mns, ni de Who do you love en six parties. En lieu et quoi, on se retrouve face à un Garage Rock qui aurait travaillé sa différence plus que sa simplicité. Immédiat, bordélique, sans cesse surprenant et rageur, il n'en oublie pas pour autant d'être farfelu et de narguer les conventions à la manière de Country Joe and The Fish et son I feel like i'm fixing to die en défi à la litanie des cercueils en provenance d'Hanoï que les soutes des avions ramènent au pays. 



Sur 4 CD pleins jusqu'à la gueule, Sly and The Family Stone, Santana, Grateful Dead, Quicksilver Messenger Service côtoient Jefferson Airplane, Count Five, Janis Joplin, Moby Grape, Beau Brummels, Mojo Men, Chocolat Watchband ou Steve Miller, pour ne citer que les plus connus. Mais ce sont régulièrement les plus obscurs combos, The Mourning Reign, The Front Line, The Harbinger Complex, les extraordinaires The Generation, Public Nuisance...qui sidèrent le plus. Et même si personne n'aura plus jamais chanté aussi faux que les délicieuses Ace Of Cups, il n'empêche qu'historiquement c'est le premier groupe entièrement féminin ! 



Aucun coffret aussi généreux soit-il ne dispensera de Surrealistic Pillow, I Got Dem Ol' Kozmic Blues Again, Mama ou de Dance to the Music et d'une bonne dizaine d'autres albums aux contours non définis, mais Love is The Song We Sing peut servir de mise en bouche au néophyte, tout autant que de complément alimentaire à l'acharné du Rock qui pulse. Le petit bouquin, lui aussi dépourvu de digressions, de Barney Hoskyns : San Francisco 1965/1970 Les années psychédéliques finira de dégrossir le tableau.

Rares sont les mouvements à avoir établi une telle connexion entre musiciens et public. Aucun autre ne s'est dressé face à l'oppression de l'ordre établi avec autant d'arrogance et de désinvolture. De la même manière qu'il serait urgent que nous le fassions à notre tour, les personnalités d'alors se sont battus pour la liberté d'être et d'agir sans souffrir de la menace des obscurantistes de tous bords. Alors que le Vietnam servait à dépeupler ghettos et gêneurs, avant que l’héroïne et le crack ne prennent la relève, alors que les chiens du Ku Klux Klan déchiquetaient les manifestants, tandis que sous les balles de leur propre peuple tombaient JFK, Martin Luther King et Malcom X, il y eu ce cri glacial aux guitares grinçantes qui s'arracha des brumes de la baie. Comme autant de champignons vénéneux apparus en pleine averse, les groupes et leur public ont surgi sur une impulsion de vie, avant de pourrir l'instant suivant, usés par l'échec, les désillusions, récupérés par le sunset strip de L.A ou décimés par la dope et l'alcool. Mais avant ça, ils se sont levés.



Les disques de San Francisco sont d'une virulence que seuls les matériaux bruts peuvent détenir. Ce sont des témoignages, ils confrontent le fantasme au réel. Ils sont dérangeants, perturbants, ils vous malmènent. Et ne comptez par sur eux pour servir de toile de fond à votre séance de lecture. Ils vont vous arracher du fauteuil, vous inciter à les faire taire, vous révulser. Pour mieux vous manquer une fois le silence installé.

San Francisco a ouvert des millions de pistes sans apporter aucune conclusion. Ce sera la mienne.

Hugo Spanky

8 commentaires:

  1. Yo !
    Je crois qu'à part Uncle John's Band j'ai jamais pu écouter un morceau du Dead jusqu'à la fin ...
    Ca c'était juste pour être désagréable. Pour le reste je te fais confiance pour les explications/non explications du phénomène San Franciscain, je me contente de trouver mon bonheur dans ce joyeux/pas joyeux bordel avec QMS, Sly ou Kaukonen & Casady. Les Groovies c'est hors-concours chez moi. Sauf à mentionner l'ami Chuck Prophet qui s'est installé depuis quelques années à Frisco, ne manque pas d'y rendre un hommage permanent sur scène ou par écrit, reprend Shake Some Action régulièrement et a invité Roy Loney à faire les chœurs sur l'un de ses albums (le bien-nommé Temple Beautiful)
    La scène locale actuelle est toujours très intéressante, on s'est échangé ces dernières années pas mal de pépites du cru chez Marius, à grands coups de Ty Segall, Thee Oh Sees, et autres Sonny Smith. Peut-être pas de conscience ou racine commune chez ces jeunes blanc-becs mais une couleur locale psyché-fuzzée à souhait. Et deux petits chouchous songwriters, John Murry et Kelley Stoltz.
    C'était juste un petit avenant à ton dossier que je me suis régalé à lire.
    Conclusion pour conclusion, celle que j'avais prévue est foirée : je voulais mentionner le magnifique Jefferson Handkerchief auteur du non moins magnifique ''I'm Allergic To Flowers'' qui illumine le Pebbles Spécial Acid-Rock, mais les mecs venaient de Los Angeles, c'est con ...

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    1. Je t'avouerai sans besoin de torture que Grateful dead n'est pas franchement ce que je préfère dans le lot. Difficile toutefois de ne pas les citer en abordant le sujet. Si tu peux, écoute le coffret, il est vraiment bon et ça bastonne sec. J'en ai mis trois extraits dans les Hot Wax, bande de droite du blog tout en haut, tu clic sur les pochettes. A ce propos je cherche un mec balèze en blog pour me dire si y a pas moyen de faire que le lien s'ouvre dans une nouvelle fenêtre.
      Et sinon, ouais c'était mal vu à l'époque de mélanger Los Angeles (les vendus) et San Francisco (les puristes -de pacotille selon Zappa) même si au final ils ont tous fini dans le même jus. Mais je vais quand même me dégotter ton Pebbles Acid Rock parce que lorsqu'il est question d'acide je ne mégote jamais que sur la qualité, peu importe l'origine. Les cambodgiens ont enregistrés des trucs pas piqués des hannetons dans les 60's (the rough guide of psychedelic cambodia) tout comme les mexicains (love, peace & poetry, une série de compil qui fait le tour du monde des allumés, y a carrément un volume consacré aux turcs !).
      Le Mickey était universel ))))
      Merci pour ce complément d'infos, ça ouvre encore de nouvelles pistes pour occuper l'hiver. Je vais même me risquer sur tes jeunots.

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    2. Dans le désordre … je n’y connais rien en blogs, je vais checker les hotwax, le Pebbles est en bas de ce texte, les jeunots si tu dois n’en essayer qu’un (je m’inquiète un peu pour toi…) je te conseille le dernier Ty Segall ‘’Manipulator’’. Enfin, si c’est toujours le dernier, le loustic est prolifique. La rivalité LA-Frisco ? C’est rien à côté de Biarritz/Bayonne !!!!
      Et c’est vrai que j’ai vu traîner de l’exotique dans le bac d’acide …

      http://www68.zippyshare.com/v/2MJc7Lw2/file.html

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    3. Bataille pour ce qui est de la technique des blogs, je n'arrive même pas à faire fonctionner ton lien. Mais j'ai chopé le Pebbles Vol3 et le Ty Segall dans la foulée ))))) Pour les Love, Peace & Poetry c'est souvent du tout bon (même le turc) si ça te tente, tu m'envoies un mail et on cale nos dropbox hugospanky@yahoo.fr
      Biarritz/Bayonne ? C'est une histoire qui se règle à 15 de chaque côté (et c'est Toulouse qui gagne à la fin))))

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  2. Un chouette papier pour rappeler que San Francisco a une histoire encore à raconter. Reste que dans le monde Los Angeles réveille davantage de fantasmes et de réalité, la concurrente à New York. Rien que le poids des bouquins de Barney entre LA et SF...
    Le livre de Mike davis "City Of Quartz" est un bon début d'explications. Et tu comprends mieux en quoi la première ville de conception privée a su se développer dans un pays "démocratique" tout en y faisant régner "sa" loi, celle qui privilégie ses propriétaires. Voilà que je tombe dans mon propre piège. C'est de SF que l'on parle et je vire illico LA.
    bah, tu prouves quand même que pas mal d'Européens sont tombés amoureux plutôt de cette ville, moins de LA. C'est bien simple, le jour où je mets les pieds dans le coin, si je suis obligé de choisir, pas de souci, ce que je sais de LA me suffit, alors que SF. Encore bravo
    PS: mon cerveau embrumé à d'abord cru à un papier sur le GRATEFUL DEAD groupe qui m'échappe presque complètement.

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    1. Ben ouais, Grateful Dead reste un truc qu'il doit falloir avoir vécu pour en cerner les contours et en mesurer les profondeurs. J'ai quand même réussi à apprécier quelques albums d'eux mais avec la sensation que ce ne sont pas ceux qui leurs ressemblent le plus (en gros la période la plus country).
      San Francisco, L.A, New York, New Jersey, Toulouse...RanxZeVox c'est la moins chère des agences de voyage et même pas besoin de faire ses valises.)))))

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  3. Cette période de la contre-culture américaine est sans doute ce que les Etats-Unis ont produit de plus enthousiasmant ces cinquantes dernières années. Ils ont ouvert des portes dans le monde entier, et ont fait naître un espoir fou chez la jeunesse. Musique, cinéma, bande dessinée... tous les codes du vieux monde post-1945 ont volé en éclats. En cette période de grisaille culturelle, c'est aujourd"hui avec une beaucoup d'amertume que l'on se tourne vers cette époque plus ou moins fantasmée. En effet, il ne reste que quelques témoins, aux souvenirs patinés par le temps. Ils ont désormais tous la soixantaine bien sonnée. Certains sont restés des agitateurs qui réveillent nos consciences, d'autres sont devenus les vieux croutons qui plombent notre horizon tout en oubliant qu'ils en ont bien profité à l'époque, les vaches.

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