vendredi 28 février 2020

VaSlav NiJiNSKi



Le parcours de Nijinski en tant qu'homme est un labyrinthe, là où sa démarche artistique fut au contraire d'épurer la danse jusqu'à ce que du mouvement, il ne reste qu'une ligne. Nijinski travailla sur la fluidité de l'expression, ne conservant que l'essence du geste. Quand il apparait dans le paysage, la danse est cadenassée, le hasard n'a pas lieu d'être, l'improvisation est un crime. Le plaisir un péché. Les ballerines  règnent sur le corps de ballet d'où aucune individualité ne doit dépasser. Les hommes y sont au mieux des porteurs, au pire d'inexpressifs faire-valoir. Nijinski révolutionne son art, pulvérise des siècles de traditions, il trace une connexion directe entre l'émotion et le corps. Ensuite, il devient fou.
Traumatisé par la guerre, qu'il passe en Hongrie, prisonnier à demeure, son esprit fertile et incontrôlé, bâti sur un terrain familial instable, l'assène d'images du front. Charniers, corps engraissant les rats dans les tranchées. Cut, rembobine et recommence. Nijinski culpabilise d'avoir été homosexuel, c'est contre la volonté de Dieu. Nijinski ne culpabilise pas d'avoir été homosexuel, c'est Dieu qui l'a fait ainsi. Nijinski aime les hommes. Il aime aussi les femmes. Nijinski aime parce qu'il aime l'amour. Il est amour. Faut pas le faire chier pour autant. Nijinski balance sa femme dans les escaliers. Ce n'était pas méchant, la preuve elle n'a rien eu.


Nijinski invente la danse. Pas juste la danse moderne, la danse. Les dos qui se brisent, les nuques à l'équerre, la symétrie des mains, s'affranchir du tempo, que sais-je ? C'est lui. Il se fait virer des ballets russes pour s'être produit devant la haute bourgeoisie sans cache sexe sous son collant. Nijinski n'a pas honte de son corps. Sa bite fait partie de son corps. Il refuse de porter un cache sexe, il est sur scène pour se montrer. A nu. Il est le faune. Il bondit, traverse la scène dans les airs, la foule crie sorcellerie ! L'intimité des femmes s'ouvre en corolle. Nijinski danse.


Cocteau lui écrit Le dieu bleu, Picasso peint ses décors, Rodin le sculpte, Debussy, Strauss, Ravel brodent les partitions, Michel Fokine imagine les figures les plus folles des ballets russes, Nijinski les sublime toutes. Il rencontre Stravinsky ; L'oiseau de feu, Petrouchka, Le sacre du printemps. Huées, scandale, rejet. Il danse l'impossible à danser, devient son propre chorégraphe. Paris, Londres, New York, Buenos Aires, Nijinski superstar bouscule les mentalités, dézingue les barrières de la bienséance. De spectacle que l'on admire avec retenue, la danse devient vecteur de sentiments partagés. 
La violence qu'il impose à son corps, la vérité crue qu'il expose aux spectateurs, de tout cela il ne reste rien. La musique survit par les partitions, l'écriture par le livre, la danse ne dure que l'espace d'un mouvement. Nijinski est né en 1889, mort en 1950, enterré à Montmartre. Il danse en public pour la dernière fois en 1919, devant un parterre de quelques dizaines de personnes, venues dans un hall d’hôtel participer à une œuvre de charité. Nijinski s'assied face à eux, sur une chaise retournée, les mains sur le dossier, ses yeux dans les leurs, il scrute l'invisible durant de longues minutes. Une demi heure de longues minutes. Immobile. Seconde compte triple. Puis il se lance, dans le vide. Il improvise la guerre, incarne les corps qui souffrent, meurent, pire, se mutilent et survivent. Il contorsionne ses muscles, pousse ses articulations à la limite de la rupture. Il incarne. Matérialise l'indicible. Nijinski épouse Dieu. Dieu est mouvement. Certains voudraient se lever, outrés par le désordre furieux de son corps, partir. N'avoir jamais vu ça. La guerre. Les rats rassasiés dans les tranchées. Les seuls a n'avoir jamais connu la faim. De 14 à 18.
Personne ne parviendra à bouger le moindre muscle. Tétanisés de corps et d'esprit. Nijinski descend de scène et se rend au sanatorium, il passera les trente dernières années de sa vie interné.



Quelques jours avant son ultime danse, des jours longs comme des semaines, Nijinski écrit un journal. 4 cahiers. Vie. Mort. Des titres simples, comme rien d'autre ne l'est. Autopsie d'un schizophrène par lui-même. Le 4éme cahier est fait d'annotations, de chorégraphies, de dessins et poèmes. Nijinski dessine des cercles. Les trois autres sont édités en intégralité pour la première fois en 1995, après n'avoir été jusque là disponibles qu'en version expurgée, remodelés par Romola, sa femme, effrayée par le violent désordre des mots qui traduit celui de la raison. Par l'absence totale de filtre. Personne ne sortira d'ici indemne. Lire Nijinski est fascinant, tout autant éprouvant. En contradiction permanente ses associations d'idées nouent des phrases vertigineuses, le raffut des mots sur le papier trouble et impacte le lecteur, témoin des derniers soubresauts d'une pensée qui se désagrège. 
En 1939, Serge Lifar, qui lui succéda au sein des ballets russes, rend visite à son maitre à danser, animé du mince espoir d'éclaircir les limbes en exécutant pour lui les mouvements du Spectre de la rose, vestiges du temps de la splendeur. Engoncé dans son costard, Nijinski observe, se meut mal assuré en miroir des gestes du danseur. Soudain foudroyé, il échappe à sa torpeur, se cabre, bondit dans les airs. Le faune reste indompté. Jean Manzon, photographe de Paris Match, immortalise l'éclair.




Bronislava Nijinska, sœur de Nijinski, a perpétué le mouvement. Elle a dansé pour ce frère en camisole. A transmis ses innovations aux prétendants. Elle est belle Bronia, pose pour Man Ray. Ses mémoires seront peut être un jour rééditées. Celles de Romola se trouvent en papiers jaunies. Cahiers de Nijinski, version intégrale, Actes Sud, est toujours distribué et se déniche sans trop de péripéties sur le marché de l'occasion. Les livres sont tout ce qui peut encore nous relier à Nijinski. Il existe quelques secondes de pellicule détraquée, des gravures, des photos, rares, équivoques. Il existe des costumes de scènes désespérément vides. Nijinski s'est volatilisé.
Nombreux se sont irrigués à sa radicalité désaxée pour nous épater d'audaces dont on ignorait la source. Mais plus personne ne vit, parmi ceux qui ont vu danser Nijinski. Il les a tous tué. Ensuite il est devenu fou.


Hugo Spanky




11 commentaires:

  1. Réponses
    1. Ben oui !! Je me retenais de peur qu'on m'accuse de fayote, mais en toute objectivité, CQFD ! ;D

      On ressent Nijinski. Sa douleur, sa descente aux enfers -bien que le terrain y soit propice, mais également, un esprit qui va plus vite que la lumière, et dont la société semble retenir. Tout comme son corps et son esprit, bien que soumis à des torsions hors normes, lui seront toujours limités et exigus. Quelles souffrances a-t-il du endurer... Mais de fait, quelles richesses...

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  2. En attendant meilleur commentaire, je vais passer ton papier à une amie qui a réussi à me brancher Ballet - moi j'ai échoué côté Opéra sous son prétexte qu'on ne change pas à 70 ans pfff - elle a en tête toute l'histoire et les influences qui se promènent d'un pays à l'autre. Je vais voir. Ensuite possible que je me penche sur les livres, mais j'aime mon équilibre, obtenu de longue lutte, donc j'hésite.

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    1. Tu vas en avoir besoin de ton équilibre si tu t'attaques à Nijinski, le gars est vite déstabilisant. Et d'ailleurs c'est quoi ton équilibre ?
      Si ta copine connait un bon livre sur Nijinski, n'hésite pas à le faire savoir. Celui de Romola Nijinski, sa femme, est très bien sur les rapports humains et le parcours de l'homme puis du couple, très honnête sur des aspects peut être pas évident à aborder (il date de 1934) mais il n'est pas axé sur les spectacles et le travail qui va avec. Celui de la frangine Bronislava Nijinska doit être plus complet sur l'artistique, par contre il est introuvable à prix correct. J'ai envoyé un message à Allia et Acte Sud pour leur soumettre l'idée de le rééditer, ça serait bien.
      Quant aux Cahiers de Nijinski lui-même, c'est...comment dire ? Pour toi qui aime les métaphores culinaires, je vais dire qu'il est gratiné )))) Et à consommer avec modération et prudence, faut pas chercher à se l'envoyer d'un trait, le risque est grand de finir soi-même siphonné ))) C'est vraiment une plongée dans la psyché d'un schizophrène qui s'exprime sans retenue. Nijinski y est tour à tour touchant, désorientant et terrifiant.

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  3. Et Nijinski(y) de Daniel Darc...
    Jean-Paul

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  4. Oserai-je ? Allez, j'ose : Nijinski c'est comme Crazy Cavan ... enfin pour moi : je connaissais sans connaître (indice : Do The Strand) et j'étais prêt à le défendre contre qui aurait voulu l'attaquer.
    Maintenant j'en sais un peu plus et j'ai envie d'en savoir un peu plus.
    Thanx H

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    1. Le paradoxe Nijinski, on ne sait quasiment rien de lui et pourtant son influence plane sur toute notre culture. Bryan Ferry bien vu, Jagger aussi bien sur, Noureev en filiation directe, Bowie, surtout et plus encore dans ce qu'il fit d'Iggy Pop à la période The Idiot, un clone de Nijinski, pas moins.
      Plus j'en apprends sur les 30 premières années du XXeme siècle et plus j'ai l'impression que les années 60 (et 70) avaient déjà existé. Par bien des aspects, la culture rock est dès l'origine un immense revival. Dès Elvis qui s'inspire de Rudolph Valentino, en fait. Luis Bunuel, Fritz Lang, Murnau, Man Ray, Dada, Cocteau...Bowie a été le passeur le plus honnête, ses interviews étaient nourrissantes, mais il y a encore beaucoup à découvrir.
      Comme souvent dans notre pays, on ne sait pas transmettre, créer une continuité. Un gars comme Roland Petit, ailleurs son héritage artistique serait valorisé, ici on l'oublie.

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    2. La pochette de The Idiot ... bon sang mais c'est bien sûr !
      Où l'on se rend compte que cette fameuse culture rock mène à tout lorsqu'elle est prodiguée par des passeurs (comme tu dis) de génie, qu'ils soient de l'un ou de l'autre côté du micro de l'interview.

      Pas grand-chose à voir avec Nijinski ou Bowie mais j'ai récemment assisté à des ballets ''contemporains'', j'avais croisé et un peu sympathisé avec certains danseurs et chorégraphes d'une troupe plutôt réputée basée pas loin de la maison, sans déconner les claques que j'ai prises !

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    3. Rien à voir avec Nijinski, les ballets contemporains, c'est vite dit ))) C'est ce qui est fascinant avec la culture, elle te balade d'un point à un autre sans lien évident entre eux, puis tu t'aperçois qu'en fait si, ça vient de la même source.
      Ce qui manque souvent, c'est une vision globale de la chose. On est cloisonné dans des chapelles à la con, avec des médias qui se consacrent chacun à un bout de la lorgnette, mais pas au reste du spectre. Du coup on a tendance à se dire que ce sont des univers éloignés. La danse, le théâtre, la mode, l'opéra, la musique, la littérature, le cinéma c'est lié depuis le début. Roland Petit en 72 il monte un ballet accompagné par Pink Floyd, avec des danseurs sapés par Courrège, l'inventeur de la minijupe ! En 77 Noureev joue Rudolph Valentino dans le film de Ken Russell, le même qui fait Tommy des Who. Juste avant de caner, Lou Reed enregistre avec Metallica une adaptation de Lulu un opéra d'Alban Berg lui-même inspiré par des pièces de théâtre de Frank Wedekind... Des liens de partout.
      Si t'as l'occasion, essayes d'aller voir Le Cirque Le Roux, ils tournent à partir de ce mois ci avec leur nouveau spectacle, La nuit du cerf. Ils sont de vers chez toi. C'est vraiment balèze ce qu'ils font, mélange de voltige et de théâtre sur fond de musique.
      C'est quelle troupe de ballets que tu as vu ? Je suis curieux de tout ça.

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    4. C'est ce que je me dis tout le temps cette boucle qui se ... boucle.
      C'est les Ballets Malandain, je te recommande fortement La Pastorale, basée sur la 6ème de Ludwig Van (comme disait ce bon Stanley.)
      Et je note Le Cirque Le Roux.

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