Et s'il ne devait en rester qu'un, et si il fallait envoyer l'élu sur Venus, et si on disait que...ola, le concept est usé mais l'exercice est excitant. Un disque, un seul, d'un mec qui en a fait trente ou cinquante, ou deux. Lequel garder sous la menace, s'il fallait sacrifier une intégrale courant sur trois ou quatre décennies. S'il fallait partir léger, sauter dans le premier métro et filer, faire un choix à l'instinct, irraisonné. Est-ce l’œil séduit par une pochette, choix esthétique, est-ce l'esprit attaché au souvenir de la découverte, choix nostalgique, est-ce le sensitif, choix de la raison, après tout un disque c'est de la musique, lequel prendra le dessus au moment de tendre la main vers la pile pour en extraire le nectar ? On s'en fout, pourtant j'ai choisi de me soumettre au test. Entre couvre-feu et confinement, une façon de tuer le temps en se triturant les méninges.

De deux, Vini Mad Dog Lopez est à la batterie. Et Gary Tallent porte une barbe de hippie. Pas de beat robotique, de destruction des potards à coup de barre à mine sur les futs, non. Vini Lopez est un authentique violent, il est imprévisible, il percute et disparait avant les emmerdes. Il fait partie de ces batteurs qui savent poser les baguettes, sans être perdus au moment de les reprendre. Il sait quand les cymbales n'ont aucunement besoin des peaux, quand la musique nécessite qu'il s'efface pour respirer à plein poumons. Du coup, Gary Tallent a de l'espace, posez le diamant sur New York city serenade, vous allez comprendre. Trouvez moi un autre morceau, où vous voulez sur les cinquante albums suivants, sur lequel la basse de Gary Tallent est aussi libre de circuler. Tant que vous y serez trouvez moi un autre morceau au niveau de celui là.
The Wild, The Innocent and the E Street Shuffle est unique et mal éduqué, il n'est pas vraiment produit, les arrangements sont à la limite de l'improvisation, ni costard, ni cravate, ici c'est shorts et chemises hawaïennes, faites place au charme débraillé. Le disque capte des compositions parmi les plus ambitieuses de leur auteur sans être paralyser devant l'enjeu, l'aisance de David Sancious permet au groupe de les aborder comme il le fait sur scène. Plus exactement comme s'il les jouait dans la rue. Rarement un disque aura aussi fidèlement honoré son nom. L'année suivant sa parution, Steve Van Zandt, Max Weinberg, Roy Bittan, Jon Landau rejoindront la troupe, le E Street Band sera nommé. Adieu fanfare, accordéon, mandoline, percussions, le funk tire sa révérence, le jazz se barre, le rouleur compresseur peut commencer son œuvre. La production visera l'efficacité, dépourvue de fantaisie, les guitares jusque là très subjectives formeront dorénavant la ligne de front, la rythmique fluctuante deviendra de plomb, les claviers traceront des frontières là où ils esquissaient des horizons lointains. Rien de tout cela ne concerne The Wild, The Innocent and the E. Street Shuffle, disque kaléidoscope de sons, d'images, de sensations, patchwork d'humeurs qui se télescopent comme les idées loufoques sous nos crânes saouls. Il fait partager une de ces nuits chaloupées quelque part le long de la jetée, une de celles dont l’œuvre de Springsteen aura ensuite la nostalgie, sachant les raconter à la perfection, mais plus jamais nous les faire vivre ainsi. Après ce disque là, c'est le shuffle que Springsteen a perdu.
Hugo Spanky