Collages, montages, découpages, détournements, écriture automatique, faisant feu de tous les absurdes, Dada à cent ans. Dans un monde entre deux guerres, pensé, organisé, où chacun marche au pas. Dans une atmosphère d'industrialisation galopante qui trace les contours de ses méfaits à venir, Dada leva le voile sur notre part de folie, cet impossible dont s'abreuvent les libertés. Opprimé sitôt exprimé, premier mouvement à recycler l'existant au mépris de son sens originel.
Peut être parce qu'il n'a pas produit d’œuvres emblématiques, Dada s'est vu partiellement occulté par les mouvements qui s'en sont inspirés, surréaliste, situationniste, punk. L’opacité de ses textes fondateurs, dont on trouve trace dans Courrier Dada, livre de Raoul Haussmann édité chez nous par Allia, n'arrange surement rien à ses difficultés de transmission.
Dada demande un effort, il ne se contemple pas, il se devine, il ne dicte pas, il suggère. En cet instant même je trahis Dada, puisque écrire sur Dada n'est pas Dada si ce n'est pas écrit en Dada. J'utilise des règles de logique, d'association de mots, de grammaire, de conjugaison, autant de choses auxquelles mon esprit a été soumis par assimilation. Je devrais découper ce foutu texte en morceaux, laisser la lame trancher au cœur des mots, jeter tout le bordel en l'air et que le hasard lui donne forme. Cela n'aurait peut être ni queue ni tête, peut être même que ce qui en sortirait serait le contraire de ce que je voulais dire, nous serions face à des idées venues de nulle part, déconcertés par des pensées qui ne sont pas les nôtres, qui n'auront, allez savoir, jamais été exprimées jusque là. Nous serions dans l'incompréhension. Obligés d'inventer de nouveaux chemins pour des dialectes hors gps. Le vertige de celui qui s'est perdu. Nous serions complétement Dada.
Dada est un mouvement par accident. Aucun de ses protagonistes ne souhaitant en partager le mérite, il est conflit d'égo. Chacun d'eux se proclame seul et unique Dada, désigne les autres, qui en font autant, comme étant au mieux des surréalistes, au pire des charlatans. Dada rend Dada. Et de se proclamer anti-Dada ceux qui se veulent les vrais Dada, puisque ainsi seulement ils se distinguent des Dada qui ne le sont que parce qu'ils le proclament. On le voit, l'affaire n'est pas mince.
De Suisse, d'Allemagne, de France, de New York, Dada observe avec un esprit anarchique la mise en place du nouvel ordre mondial, il se veut grain de sable zinzin dans le rouage. Coup de ciseaux dans le discours. Fenêtre sur le désordre. Dada n'a pas de principe, ne se projette pas dans un hypothétique avenir, ne cherche pas à bâtir une enclave, une pensée, une église. Dada n'est pas franc maçon. Dada veut détruire par overdose de négativité, il rejette l'idéal commun, vomit la pensée unique.
Depuis le Cabaret Voltaire à Zurich, Hugo Ball, Emmy Hennings, Marcel Janco, Tristan Tzara, depuis New York, Berlin et Paris, Man Ray, MarceL Duchamp, Hannah Höch, Max Ernst, Francis Picabia, Richard Huelsenbeck, André Breton, Raoul Haussmann, d'autres encore, fuient la postérité, revendiquent l'éphémère. Demain n'est pas. L'art est mort. Le scandale est vie. Dada est un souffle perfide. Une étincelle sans oxygène. Plus tard, on proclamera no future, do it yourself, destroy, slogans derrière lesquels vont se ranger tout ceux qui n'en comprendront ni le sens, ni la portée, ni l'origine. La nécessité lâche qui caractérise l'humain et son besoin d'ordre, d'uniformité, de simultanéité est le pire ennemi de Dada. C'est hélas ainsi qu'il sera transmis, l'insaisissable mis en bocal, l'éphémère momifié en musée. Pour que le con contemple, oublie d'inventer, de prendre part. D'être Dada.
Hugo Spanky