Le parcours de Nijinski en tant qu'homme est un labyrinthe, là où sa démarche artistique fut au contraire d'épurer la danse jusqu'à ce que du mouvement, il ne reste qu'une ligne. Nijinski travailla sur la fluidité de l'expression, ne conservant que l'essence du geste. Quand il apparait dans le paysage, la danse est cadenassée, le hasard n'a pas lieu d'être, l'improvisation est un crime. Le plaisir un péché. Les ballerines règnent sur le corps de ballet d'où aucune individualité ne doit dépasser. Les hommes y sont au mieux des porteurs, au pire d'inexpressifs faire-valoir. Nijinski révolutionne son art, pulvérise des siècles de traditions, il trace une connexion directe entre l'émotion et le corps. Ensuite, il devient fou.
Traumatisé par la guerre, qu'il passe en Hongrie, prisonnier à demeure, son esprit fertile et incontrôlé, bâti sur un terrain familial instable, l'assène d'images du front. Charniers, corps engraissant les rats dans les tranchées. Cut, rembobine et recommence. Nijinski culpabilise d'avoir été homosexuel, c'est contre la volonté de Dieu. Nijinski ne culpabilise pas d'avoir été homosexuel, c'est Dieu qui l'a fait ainsi. Nijinski aime les hommes. Il aime aussi les femmes. Nijinski aime parce qu'il aime l'amour. Il est amour. Faut pas le faire chier pour autant. Nijinski balance sa femme dans les escaliers. Ce n'était pas méchant, la preuve elle n'a rien eu.
La violence qu'il impose à son corps, la vérité crue qu'il expose aux spectateurs, de tout cela il ne reste rien. La musique survit par les partitions, l'écriture par le livre, la danse ne dure que l'espace d'un mouvement. Nijinski est né en 1889, mort en 1950, enterré à Montmartre. Il danse en public pour la dernière fois en 1919, devant un parterre de quelques dizaines de personnes, venues dans un hall d’hôtel participer à une œuvre de charité. Nijinski s'assied face à eux, sur une chaise retournée, les mains sur le dossier, ses yeux dans les leurs, il scrute l'invisible durant de longues minutes. Une demi heure de longues minutes. Immobile. Seconde compte triple. Puis il se lance, dans le vide. Il improvise la guerre, incarne les corps qui souffrent, meurent, pire, se mutilent et survivent. Il contorsionne ses muscles, pousse ses articulations à la limite de la rupture. Il incarne. Matérialise l'indicible. Nijinski épouse Dieu. Dieu est mouvement. Certains voudraient se lever, outrés par le désordre furieux de son corps, partir. N'avoir jamais vu ça. La guerre. Les rats rassasiés dans les tranchées. Les seuls a n'avoir jamais connu la faim. De 14 à 18.
Personne ne parviendra à bouger le moindre muscle. Tétanisés de corps et d'esprit. Nijinski descend de scène et se rend au sanatorium, il passera les trente dernières années de sa vie interné.
Quelques jours avant son ultime danse, des jours longs comme des semaines, Nijinski écrit un journal. 4 cahiers. Vie. Mort. Des titres simples, comme rien d'autre ne l'est. Autopsie d'un schizophrène par lui-même. Le 4éme cahier est fait d'annotations, de chorégraphies, de dessins et poèmes. Nijinski dessine des cercles. Les trois autres sont édités en intégralité pour la première fois en 1995, après n'avoir été jusque là disponibles qu'en version expurgée, remodelés par Romola, sa femme, effrayée par le violent désordre des mots qui traduit celui de la raison. Par l'absence totale de filtre. Personne ne sortira d'ici indemne. Lire Nijinski est fascinant, tout autant éprouvant. En contradiction permanente ses associations d'idées nouent des phrases vertigineuses, le raffut des mots sur le papier trouble et impacte le lecteur, témoin des derniers soubresauts d'une pensée qui se désagrège.
En 1939, Serge Lifar,
qui lui succéda au sein des ballets russes, rend visite à son maitre à
danser, animé du mince espoir d'éclaircir les limbes en exécutant pour
lui les mouvements du Spectre de la rose, vestiges du temps de la splendeur. Engoncé dans son costard, Nijinski observe, se meut mal assuré en miroir des gestes du danseur. Soudain foudroyé, il échappe à sa torpeur, se cabre, bondit dans les airs. Le faune reste indompté. Jean Manzon, photographe de Paris Match, immortalise l'éclair.
Bronislava Nijinska, sœur de Nijinski, a perpétué le mouvement. Elle a dansé pour ce frère en camisole. A transmis ses innovations aux prétendants. Elle est belle Bronia, pose pour Man Ray. Ses mémoires seront peut être un jour rééditées. Celles de Romola se trouvent en papiers jaunies. Cahiers de Nijinski, version intégrale, Actes Sud, est toujours distribué et se déniche sans trop de péripéties sur le marché de l'occasion. Les livres sont tout ce qui peut encore nous relier à Nijinski. Il existe quelques secondes de pellicule détraquée, des gravures, des photos, rares, équivoques. Il existe des costumes de scènes désespérément vides. Nijinski s'est volatilisé.
Nombreux se sont irrigués à sa radicalité désaxée pour nous épater d'audaces dont on ignorait la source. Mais plus personne ne vit, parmi ceux qui ont vu danser Nijinski. Il les a tous tué. Ensuite il est devenu fou.
Hugo Spanky