Si les années 70 n'en finissent plus de s'imposer comme essentielles en matière de culture moderne, c'est aussi parce qu'elles ont été longtemps difficiles à percevoir dans leur titanesque globalité, tant nos esprits ont été cloisonné depuis.
Les années 70 sont ce moment où la musique a proposé une lecture plus cynique de la société qu'elle ne l'avait fait auparavant, d'aucun diront plus adulte. Assurément plus second degré.
Soudain, il fallait être initié pour saisir toutes les arcanes d'une chanson. Il ne s’agissait plus de gober un acide, il fallait un vécu, une culture. Le champ de vision s'élargissait, le cinéma, la littérature, la mode, la philosophie devenaient sources nourricières. L'album, voire le double album, devenait la norme et avec lui la notion de concept, le développement d'un propos. Le Rock n'était plus seulement un exutoire, il s'imposait en tant que média. Le succès commercial d'une œuvre passait dorénavant après son désir de postérité.
Soudain, il fallait être initié pour saisir toutes les arcanes d'une chanson. Il ne s’agissait plus de gober un acide, il fallait un vécu, une culture. Le champ de vision s'élargissait, le cinéma, la littérature, la mode, la philosophie devenaient sources nourricières. L'album, voire le double album, devenait la norme et avec lui la notion de concept, le développement d'un propos. Le Rock n'était plus seulement un exutoire, il s'imposait en tant que média. Le succès commercial d'une œuvre passait dorénavant après son désir de postérité.
Le premier coup de génie de Bob Ezrin fut de comprendre avant tout le monde que les temps futurs allaient être sans pitié envers la postérité. Que l'important était d'être consommable, sans être jetable. Qu'il fallait suffisamment de compromis à une œuvre pour qu'elle puisse être assimilée immédiatement, tout en lui donnant plusieurs niveaux de lecture afin qu'elle perdure. Bob Ezrin est celui qui colla un beat disco sur l'un des titres les plus sombres et complexes de Pink Floyd.
Son second coup de génie fut de s'en tenir à un seul et même propos. Comme tous les grands, il n'eut de cesse de rabâcher la même chose, de creuser plus en profondeur le même trou.
Quel que soit le groupe phare pour lequel il travailla, Bob Ezrin ne parla jamais que de l'enfance. L'enfance maltraitée, niée, mise sous assommoir, l'enfance broyée par ceux censés la protéger jusqu'à l'éclosion de l'adulte. Et inévitablement à travers ce spectre, il dressa le portrait des tortionnaires. La psyché, les parents, la société.
En 1971, l'Amérique mange ses enfants. La nation envoie sa progéniture se faire massacrer dans la boue du Vietnam, s'offrant par là même un avenir peuplé d'estropiés, de traumatisés, un paysage de corps alignés sur les tarmacs d'aéroports, de monuments commémoratifs, de cimetières à perte de vue. Le parfait théâtre pour l'apparition d'un personnage sulfureux, incarnant les tabous d'une société qui refuse le reflet chargé d'inceste, de fanatisme, de sexualité déviante ou d'addictions que le miroir lui renvoie : Alice Cooper. Plus sulfureux encore fut celui qui signa la mise en scène. Bob Ezrin va réussir l'alliance du chrome et de la noirceur la plus profonde. L'alchimie du polish pour les radios et de la dopamine pour les cerveaux anesthésiés d'une adolescence dépressive.
Lorsque Warner Bros. désigne Bob Ezrin, ingénieur du son canadien de tout juste 21 ans, pour tenter de donner un semblant de forme au groupe dépenaillé dont la maison de disque ne sait que faire, elle provoque la rencontre de la glycérine et de l'acide nitrique. Alice Cooper a jusque là enregistré deux disques pour le label de freaks de Frank Zappa, deux disques dont pas grand chose ne subsiste. Mais le groupe s'est dans le même laps de temps imposé sur scène avec un show si sournois qu'il leur fit gagner le respect du public de Detroit. Pas une si mince affaire que ça, en 1969.
L'opération de séduction des masses est établie en deux actes, le premier vise à calibrer un single pour asseoir la légende. Le genre de titre imparable dont rêve chaque groupuscule, un hit d'une évidence telle qu'il en devient instantanément un classique : I'm Eighteen.
Le second acte est d'une toute autre ambition, mettre en musique les névroses les plus intimes de l'Amérique en utilisant, de manière cinématographique, le format d'une chanson. C'est avec Dead babies sur l'album Killer que le producteur va réussir le coup de maître qui va définir son art. A partir d'un texte d'une simplicité infantile, il va créer une ambiance oppressante décrivant de manière sardonique la mort d'une enfant par négligence de ses parents. Les bébés morts ne peuvent pas attraper les cachets de maman sur l'étagère. La basse conduit le thème, lugubre, le refrain est introduit par des pleurs puis ponctué par de guillerets chœurs de comptine, le break est sans pitié, obsessionnel, mêle valse et orchestration macabre. De toute façon nous ne voulions pas de toi. Le titre s'imbrique sur fond de lynchage à l'ultime pièce du disque, Killer, proche des Doors, le chanteur se met dans la peau du tueur sur la route de Riders on the storm. Orgue d'église, voix de l'esprit, cris d'agonie, le producteur impose sa signature en un enchainement bluffant. Plus rien ne sera jamais plus pareil, le Rock vient d'entrer dans sa phase terminale, celle qui lui fera atteindre le sommet pharaonique de The Wall en même temps que l'inaccessibilité qui en sera le talon d'Achille.
Avant cela, c'est avec Lou Reed que Bob Ezrin va porter un peu plus loin dans l'intimité de l'auditeur son goût pour la souffrance humaine. Flirtant avec l'insanité mentale et la pharmacopée à outrance, les deux hommes vont s'illustrer en créant avec Berlin, un disque viscéralement rejeté par le public autant que par la critique.
A l'origine se trouve une suggestion que Bob Ezrin fit à Lou Reed: développer l'histoire du couple évoqué dans la chanson Berlin sur le premier album solo du chanteur. Quelques semaines plus tard, Lou Reed confie au producteur une série de maquettes qu'il vient de composer, le squelette de ce qui deviendra l'album. La désintégration d'un couple de junkie racontée à la première personne par celui qui regarde froidement sa femme se détruire et mourir, sans qu'il n'ait ressenti la moindre émotion. Un portrait sans fard, ni jugement de la part de l'auteur, de l'être humain quand le smack begins to flow.
Depuis School's Out, l'album d'Alice Cooper paru l'année précédant l'enregistrement de Berlin, Bob Ezrin a pris pour habitude de travailler en studio avec deux guitaristes lyriques et agressifs issus de la scène de Detroit, Dick Wagner, ancien leader de Frost, et Steve Hunter du groupe Detroit de Mitch Ryder. A cet assemblage, Bob Ezrin adjoint une rythmique anglaise, sèche et virtuose, Aynsley Dunbar, alors batteur des Mothers Of Inventions de Zappa, et l'ex bassiste de Cream, Jack Bruce. En s'appuyant sur cette base capable de tout interpréter, Bob Ezrin, lui-même pianiste, va laisser libre court à son inspiration. Formé au classique, capable d'écrire des partitions complexes, le producteur va signer des arrangements chiadés, d'une sobriété glaçante malgré leur enchevêtrement alambiqué nécessitant l'adjonction de nombreux autres musiciens. Je voulais mélanger des orchestrations de théâtre à la Kurt Weill avec les guitares sales du heavy rock.
Désormais accro à l'héroïne, interné à plusieurs reprises pour soigner des dépressions, Bob Ezrin n'assume pas et cache son addiction en se cloisonnant derrière les murs des studios. Avec les gars d'Alice Cooper, j'étais dans mon élément, c'étaient de bons vieux américains buveurs de bières et de whisky. Ils aimaient regarder la télé en se saoulant vautrés sur un canapé. Avec Lou Reed, je me suis retrouvé dans un tout autre environnement, très glauque, très réel. Ce n'était pas du spectacle, il carburait vraiment à la défonce. Et j'ai plongé.
De plus en plus régressif, il incite Alice Cooper à incarner un rôle d'enfant autiste terrorisé par le monde des adultes, Steven, sur l'album Welcome To My Nightmare, une super-production parfaitement maitrisée qui servira de maitre étalon à la seconde partie des seventies. Un disque pour lequel il limoge le groupe originel et impose définitivement ses propres hommes sur la totalité du projet. On peut facilement penser qu'il en fit de même l'année suivante lorsqu'il est embauché à grand frais pour donner de la consistance à la discographie de Kiss avec l'album Destroyer, astucieusement conçu comme un Teen movie de série B. Accident de voiture et romance à l'eau de rose inclus.
Il
enchaine les productions souvent sélectionnées selon des critères
d'approvisionnement en dope et de rentabilité et se retrouve ainsi de mèche
avec Dr John, lui aussi sévèrement addict. Les deux compères en perdition encaissent
l'avance du label pour enregistrer un album studio et se contentent de capter
une jam session pliée en une nuit. La carrière du Night Tripper aura du mal à s'en remettre. Bob Ezrin, lui, continu de plus belle et fonce tête baissée vers l'abîme. Les collaborations avec Alice Cooper se succèdent. Le chanteur, dorénavant convaincu que trois entités distinctes vivent dans son esprit (le très social Vincent Furnier, l'enfant autiste Steven et le terrifiant Alice Cooper) entretient un train de vie d'empereur romain, se gave du meilleur cognac, s'affiche à la table de la jet set, devient compagnon de beuverie de Keith Moon, muse de Salvador Dali et confident de Groucho Marx. Tout va bien, le fric abonde dans les caisses, depuis le carton de Only women bleed chaque nouvel album est porté par un slow calibré qui fait un malheur en single. Associés indissociables, Bob Ezrin et Alice Cooper dealent un show télé pour la chaine ABC, le résultat, pas franchement impérissable, fait un carton d'audience. Un film à destination des salles de cinéma suit afin de rentabiliser au maximum l'énorme spectacle qui parcourt les Etats-Unis, puis l'Europe, à raison d'une centaine de concert durant l'année 1975. La combine semble juteuse, les deux hommes se lancent dans la production d'un nouveau concept centré sur le personnage de Steven, Alice Cooper Goes To Hell, une adaptation ultra malsaine du Magicien d'Oz. Le disque est sublime, la production somptueuse, pétrie d'influences Funk, mais la tournée est annulée pour raisons de santé et remplacée par des apparitions télé grotesques. Après un ultime album, Lace And Whiskey, Alice Cooper se fait enfermer en asile psychiatrique. Le gouffre est tout proche. Sentant l'odeur viciée du vent qui tourne, Bob Ezrin remet le cap sur l'Angleterre et s'installe dans le Londres des Heartbreakers. Son cauchemar peut continuer.
De plus en plus régressif, il incite Alice Cooper à incarner un rôle d'enfant autiste terrorisé par le monde des adultes, Steven, sur l'album Welcome To My Nightmare, une super-production parfaitement maitrisée qui servira de maitre étalon à la seconde partie des seventies. Un disque pour lequel il limoge le groupe originel et impose définitivement ses propres hommes sur la totalité du projet. On peut facilement penser qu'il en fit de même l'année suivante lorsqu'il est embauché à grand frais pour donner de la consistance à la discographie de Kiss avec l'album Destroyer, astucieusement conçu comme un Teen movie de série B. Accident de voiture et romance à l'eau de rose inclus.
Bien que toujours entouré de Dick Wagner et Steve Hunter, il se renouvelle en 1977 en côtoyant Robert Fripp pour le premier album post Genesis de Peter Gabriel sur lequel les synthétiseurs trouvent une place nouvelle dans l'univers jusque là très orchestral de Bob Ezrin. Ce sera son dernier bol d'air avant longtemps.
Dès l'année suivante, il plonge en apnée dans le projet le plus démesuré de sa carrière en acceptant le poste de producteur d'un Pink Floyd en pleine guerre intestine. Comme il l'avait fait pour Berlin, il va d'abord élaguer les maquettes de Roger Waters, agissant comme un metteur en scène de cinéma confronté à un scénario brouillon. Il imagine les enchainements, se charge de rendre le concept lisible, écrit les arrangements et compose le grand final. Le sujet le ramène une fois encore à son obsession pour les conséquences que les actes des adultes ont sur l'enfance. Bob Ezrin va cette fois pouvoir aborder de front toutes les variantes possibles, mère abusive, père absent, professeur tyrannique et les répercussions sur l'adulte devenu, étouffé par une société oppressive, un manager infantilisant, une femme adultère et castratrice. Contre l'avis du groupe, il colle un chœur d'enfants sur le refrain d'Another brick in the wall, à l'écoute du résultat son choix est validé. Il bataille pour imposer le Confortably numb de David Gilmour à Roger Waters qui veut conserver l'exclusivité des compositions. Envers et contre tous, le producteur parvient à maintenir une cohésion musicale, le résultat, d'une minutie d'acrobate, est un raz de marée qui va marquer d'une brique blanche indélébile les esprits de plusieurs générations.
Dès l'année suivante, il plonge en apnée dans le projet le plus démesuré de sa carrière en acceptant le poste de producteur d'un Pink Floyd en pleine guerre intestine. Comme il l'avait fait pour Berlin, il va d'abord élaguer les maquettes de Roger Waters, agissant comme un metteur en scène de cinéma confronté à un scénario brouillon. Il imagine les enchainements, se charge de rendre le concept lisible, écrit les arrangements et compose le grand final. Le sujet le ramène une fois encore à son obsession pour les conséquences que les actes des adultes ont sur l'enfance. Bob Ezrin va cette fois pouvoir aborder de front toutes les variantes possibles, mère abusive, père absent, professeur tyrannique et les répercussions sur l'adulte devenu, étouffé par une société oppressive, un manager infantilisant, une femme adultère et castratrice. Contre l'avis du groupe, il colle un chœur d'enfants sur le refrain d'Another brick in the wall, à l'écoute du résultat son choix est validé. Il bataille pour imposer le Confortably numb de David Gilmour à Roger Waters qui veut conserver l'exclusivité des compositions. Envers et contre tous, le producteur parvient à maintenir une cohésion musicale, le résultat, d'une minutie d'acrobate, est un raz de marée qui va marquer d'une brique blanche indélébile les esprits de plusieurs générations.
Bob Ezrin sort lessivé par les mois d'enregistrement, la gestion des égos paranoïaques d'un groupe disloqué, celle des addictions diverses, dont la sienne. Plus jamais, il ne s'attaquera à un projet aussi titanesque. Peut être qu'il n'en a jamais existé d'autre. Publié en décembre 1979, The Wall est la mirobolante conclusion d'une décennie qui fut à la musique ce que le Hollywood des 50's fut au cinéma. L'ère stéréophonique des péplums en cinémascope, Color by DeLuxe, avec Bob Ezrin dans le rôle de Cecile B. DeMille.
DaDa fait un bide, Alice Cooper entre en désintox. Lou Reed traduit quelques titres de Téléphone pour une sortie américaine de Dure Limite, à l'écoute des prises vocales en anglais de Jean-Louis Aubert le projet est annulé. Bob Ezrin tente le même coup visant à implanter sur le marché américain un groupe inconnu en dehors des frontières européennes en 1984 avec les finlandais Hanoï Rocks. Tous junkies et passablement rétamés par une fréquentation trop assidue de Johnny Thunders, ils enterrent leur batteur sitôt le disque dans les bacs. Le naufrage est définitif. Bob Ezrin trouve sa place sur l'étagère des souvenirs.
Hugo Spanky