Le 3 mai 2016, une dizaine de jours après la mort de son créateur, et après quelques mois d'exclusivité sur le site de téléchargements de Jay Z, Tidal, sort en format physique Hit N'Run Phase Two, l'ultime disque de Prince.
Je vais tacher de le chroniquer comme je l'aurai fait sans que les évènements ne viennent me retourner le cerveau.
Depuis 2010 et la distribution de 20Ten (pigé ?) via le réseau de la presse, Prince semblait quelque peu égaré. L'album en question contenait encore de quoi épater l'amateur, (en commençant par ce bijou de Beginning endlessly) et faire battre des records de vente aux magazines finement sélectionnés pour en permettre l'acquisition gratuite (le prix du numéro n'étant aucunement majoré) mais le lien avec le grand public devenait compliqué à maintenir. Surtout, même si elle n'avait rien de nouveau, cette confusion commerciale laissait poindre, un peu plus encore, un trouble du comportement dont la persistance n'inaugurait rien de bon pour la suite. Derrière l'excentricité, le malaise.
Dans ce contexte, on pouvait miser sur une accalmie de la houle lorsqu'en 2014 Prince met sur pied un partenariat avec Warner Bros, son ancien label. En échange d'une rétrocession de ses masters, il accepte d'enregistrer un album packaging, Art Official Age, censé lancer une nouvelle protégé du label, l'anglaise Liane La Havas et moderniser le son du Kid avec l'aide d'un jeune producteur, qui se voudrait en vogue, Joshua Welton. Le tout s'accompagnant d'une cascade de rééditions des piliers de l’œuvre pourpre et d'une gigantissime tournée commémorative. Le plan est chromé sur tranche. Résultat, un single en duo avec Zooey Deschanel (Fallinlove2nite) qui se ramasse tellement que Prince ne l'inclut même pas dans le double album, qu'il refuse de surcroit de promouvoir. Accusant la maison de disque de tout miser sur le fond de catalogue au détriment de l'avenir, le Kid claque la porte et se barre sur la route avec pour seule compagnie un piano et un microphone. Le contrat est rompu, les rééditions reportées aux calendes grecques. Ambiance.
Pourtant, une fois digéré un premier morceau qui fout les miches tant il est putassier et parfaitement impersonnel, Art Official Age s'avère plutôt consistant, même si le plat de résistance est ailleurs, dans l'album parallèle signé 3rdEyeGirl, paradoxalement celui dont Prince s'est réservé l'exclusivité de la réalisation. Plectrum Electrum est ce que le Rock peut nous offrir de plus authentique, l'incarnation d'un style que rien ne remplacera jamais. La dernière émotion humaine avant l'auto censure sensorielle du 21ème siècle. Le genre de disque à combler tous ceux qui rêvent d'un redécollage du Zeppelin. Massif, souple, sensuel et décoiffant, on y retrouve un Prince en mode superpuissant, heavy heavy riffs, rythmiques façon passage à tabac, mélodies corrosives. Ceux qui se souviennent du morceau Chaos and disorder (sur l'album du même nom) ont une idée de ce à quoi ça ressemble. Les autres ont cinq minutes pour combler cette lacune, ou aller se pendre avec la ceinture de leur robe de chambre en velours jacquard de chez La Redoute.
Hit N'Run Phase One déboule en 2015, et fait office de solde de tout compte. Pour cette ultime cure de jouvence, Prince a filé carte blanche à Joshua Welton pour mieux l'évincer sitôt le disque sorti, sans que le fruit de leur collaboration, une sorte d'ambient dub, ne soit en quoique ce soit déshonorant. Dans la foulée, il dissout 3rdEyeGirl (dont Joshua Welton baise la batteuse, vous comprenez bien que ça ne pouvait pas durer) et rameute son New Power Generation pour habiller de swing percutant et de cuivres incisifs, tantôt Rhtyhm & Blues, tantôt Jazz, ce Hit N'Run Phase Two, on y arrive, qui signe la reprise en main de sa destinée. On imagina un renouveau, ce fut un dernier souffle. Mais quel putain de souffle. Une bourrasque de Mistral.
On l'a décortiqué sous toutes ses coutures ce disque, avec Milady. On l'a mis à fond dans l'auto radio, on l'a testé sur la sono du salon, sur le Scott de la chambre. Au casque, à m'en rendre plus sourd que Brian Johnson et Pete Townshend réunis. Tout ça, rien que pour ne pas se retrouver à en dire plus de bien qu'il n'en mérite. Pour ne pas se laisser emporter par les émotions au point de prendre des vessies pour des lanternes.
Je vous le dis comme c'est, Hit N'Run Phase Two est le dernier grand disque d'un bonhomme qui fut généreux en la matière. Un disque qui n'a pas fini de faire marcher notre boite à fantasmes, assoiffée d'un futur qui aurait été plus euphorique. D'abord, il délivre au moins trois classiques, pas au rabais, non, des vrais, des hits en puissance, du Prince de gala. Rock'n'Roll love affair, Screwdriver et le tristement bien nommé 2Y2D (avec son irrésistible gimmick de flûte). Trois tourneries infernales aux mélodies entêtantes, aux arrangements malicieux, trois chansons venues d'un autre univers, celui du rock de la légende. La pulsation, le glamour, le charme, l'exaltation et le vice.
Le disque ne faiblit à aucun moment, versant rock, versant funk (Stare, Xtraloveable...), versant onirisme jazzy avec décollage perpendiculaire du freestyle multi-directionnel façon drone (Black muse) ou option soul soyeuse avec caresse du petit doigt sur le clitoris (Look at me look at U) Prince accorde
avec talent les saveurs les plus diverses, s'autorise des audaces que
plus aucun n'ose ne serait-ce qu'envisager. Il claque trois titres de
plus de 6mns et ouvre son disque sur un hommage à Michael Brown et Freddie Gray, victimes de violences policière à Ferguson, Missouri et Baltimore (où il donna un concert en soutien aux manifestants). Donald Trump n'a, à ce jour, toujours pas utilisé le morceau pour entrer en scène à aucun de ses meetings.
Il y a quelque chose de Diamonds and Pearls dans cet ultime album. Cette même façon de prouver une fois de plus, que tout est encore possible. Vous me croyez ou pas, vous tentez si vous voulez, je m'en bats les noix. C'est bien simple même les deux ballades sont bandantes, à l'image de When she comes avec son accordéon façon Flaco Jimenez, qui donne une teinte du barrio qu'on ne lui connaissait pas encore. Et Revelation est plus somptueuse encore. On repère aussi pas mal de clins d’œil, à lui même, aux autres (le riff du Melting Pot de Booker T & The MG's sur Groovy potential, Sly Stone à chaque coin de rue) et, plus que le reste, on retrouve notre Prince dans ce qu'il offre de plus essentiel. Du bon son pour ceux qui croient la voix qui sort de leur stéréo, qui croient au rock'n'roll. Hit N'Run Phase Two transpire de ce bonheur que procure la musique, de cette force irrationnelle qu'elle nous transmet. Cette liberté d'esprit que Prince incarna jusqu'au bout, n'agissant que selon ses propres règles, fussent-elles trop intenses pour le corps humain.
Hit N'Run Phase Two est un disque vivant qui ne se veut pas autrement que fidèle à ce que l'on aime au plus profond de nous, fidèle à cette indéfectible passion pour la musique qui, souvent, nous a obsessionnellement tenu éveillé au delà de nos propres limites. Au fil du temps, on a tous fini par devenir plus raisonnables, par apprendre à gérer le quotidien, se trouver un ventre tout chaud sur lequel poser nos joues caleuses. On a appris nos leçons. Écrasé les mégots, rangé les bouteilles et fait les prises de sang. En l'espace d'un mois, deux mauvais élèves se sont distingués, l'un ne concerne que moi, l'autre nous concerne tous. L'un ne laisse que silence, l'autre nous propose une dernière danse. Les deux sont réunis dans cet afflux sanguin qui crache des enceintes le pouls de la vie. Et mes pieds rivés à cette terre désertée, de souhaiter un bon voyage aux cendres qui s'envolent.
Hugo Spanky