Face à la misère cinématographique
que nous subissons actuellement - en gros soit on nous inflige
des comédies navrantes aux ressorts dramaturgiques fin comme du gros
sel (« Very bad Trip », franchement...) soit on
nous grille les neurones avec des films gonflés au moyen d'effets
spéciaux hideux en 3D ridicule (tous ces films de super-héros casse
bonbons...), il est frappant lorsqu'on se plonge dans un classique de
notre patrimoine de constater à quel point nous avons perdu au
change.
En 1981, Bertrand Tavernier entérine
sa collaboration avec Philippe Noiret,
avec lequel il avait tourné L'Horloger de Saint Paul en 1974, Que la fête commence en 1975 et Le juge et l'assassin en 1976, en proposant sur les écrans Coup de torchon.
Amateur de polar bien corsé, Tavernier
apprécie le regretté Jim Thompson, l'un des auteurs les plus
corrosifs du genre. D'ailleurs, l’une de ses innombrables pépites
se nomme Rage noire.
C'est une œuvre d’un profond nihilisme qui a pour protagoniste
principal un jeune noir éprouvant un tenace ressentiment envers
quiconque peuplant cette putain de planète et cet ouvrage va très
loin dans la noirceur (le sexe et la violence, autant physique que
psychologique, sont monnaies courantes et les situations
scabreuses abondent). Pour situer, le sieur Thompson est un
chantre des personnages atrabilaires et à chacun des ses romans, qui
n'épargnent rien ni personne, il nous assène un uppercut à même
de déboîter notre tête.
Voilà pourquoi Tavernier va
jeter son dévolu sur « 1275 âmes », un des
livres les plus décapants du bonhomme. Mais alors que d'autre se
serait contenté d'une adaptation routinière, il transfigure
l'intrigue qui se déroule dans le Sud des États-Unis en la
transposant dans l' Afrique Coloniale.
Et de ce parti pris culotté, il tirera
toute la force singulière qui parsème son film.
Dès le début nous sommes déroutés
par les premières images qui nous présentent un Philippe Noiret
inquiétant qui, dissimulé derrière un arbre, s'amuse à
mettre en joue avec un flingue des enfants noirs alors qu'une éclipse
pointe à l'horizon. Cette ouverture volontiers surréaliste nous
prépare à un spectacle qui ne cessera pas de défier toutes les
convenances.
Dans le rôle du shérif d'un bled
paumé qui, de prime abord se laisse humilier par tout un chacun,
Noiret, tel une
sorte de gros ours débonnaire,
excelle. Tout comme le reste du casting qui mérite toutes les
louanges : Stéphane Audran en épouse acariâtre de
Noiret, Eddy Mitchell impérial en grand bénet veule
mais mauvais comme une teigne, Guy Marchand en chef de la
police raciste, Jean-Pierre Marielle dans le double rôle d'un
maquereau détestable et d'un militaire idiot et Isabelle Huppert
en femme à la cuisse légère s'en donnent à cœur joie.
Écrasés par la moiteur tropicale,
tous ces personnages sont en permanence recouvert d'une pellicule de
sueur qui leur confère un aspect malpropre qui ne fait que renforcer
la noirceur de leurs âmes. Car, soyons clairs, pas un d'entre eux
n'est fréquentable ; ce sont tous des pourris de la pire
espèce , le lie de l'humanité réunie dans un microcosme
africain en somme.
Marielle et ce fourbe de Gérard
Hernandez, qui se
pavanent dans des costumes d'un blanc immaculé, passent leur temps
à tirer avec une carabine sur des cadavres qui sont charriés par un
fleuve et prennent un malin plaisir à se foutre de la gueule de
Noiret.
Audran convole avec son frère
(!) dès que son mari à le dos tourné et ne pense qu'à lui piquer
son pognon.
Mitchell est un parasite de la
pire espèce qui n'en glande pas une et profite du gîte et du
couvert offert par son beau-frère.
Marchand se prend pour un cador
de la police qui va mettre au pas fissa tous ces sales nègres qui
sont un fléau pour l'Afrique à ses yeux.
Huppert se fait battre comme
plâtre par son mari, mais elle demeure avec lui parce qu'il est
plein aux as et le trompe à qui mieux mieux à la première occasion
qui se présente à elle.
Tous ces tarés enquiquinent à un
degré divers le personnage de Noiret qui finira par péter un
câble et se révéler le plus retors d'entre tous. Pour leur plus
grand malheur...
Truffé de situations extravagantes (un
cadavre, forcément encombrant, qui est rapatrié en brouette sur le
seuil de la maison de Huppert ; Marielle,
qui enquête sur la mort de son frère jumeau, se chope un mal de
tête si carabiné en écoutant les propos abscons de Noiret,
qu'il préfère prendre la tangente car tout cela l'épuise vraiment
trop) et doté de dialogues savoureux déclamés avec une
visible délectation par tous ces acteurs à leur sommet, ce long
métrage peut s'enorgueillir d'un jusqu'au boutisme jamais pris en
défaut. L'amoralité la plus extrême imprègne chaque centimètre
de pellicule et ce que l'on aurait pu prendre à tort pour une farce
grotesque vire rapidement en un ovni filmique dérangeant qui met à
mal notre confort.
On assiste alors médusé à une étude
sans concessions de ce que le genre humain peut présenter de plus
abject et, au final, on finit par se rendre compte que, aussi fou que
puissent paraître les actes du personnage de Noiret, c'est
pourtant lui, le meurtrier machiavélique, l'as de l'entourloupe qui
est le plus lucide dans ce cheptel de crapules et qu'il assène une
sorte de justice en débarrassant le continent africain de ces
cancrelats néfastes.
Bref Tavernier secoue le
landerneau du cinéma français avec une œuvre qui, plus de trente
années plus tard, demeure d'une audace et d'une modernité toujours
aussi vivace. Voilà en somme un film qui marque durablement les
esprits ce qui le rend d'autant plus précieux alors que nous
traversons actuellement une des pires périodes cinématographique
qui soit. Et malheureusement, je n'ai pas le sentiment que le retour
d'un cinéma qui sorte violemment des sentiers battus ne soit prêts
d'arriver de sitôt.
Harry Max.
Ce papier est dédié à Elmore Leonard, auteur de polars ayant inspiré, entre autres, le film Get shorty (Zigzag movie) ou encore la magistrale série Justified.