1982, je déboule à
Toulouse, 15 ans, envie de bouffer le monde, de
découvrir de fond en comble ma septième ville, déjà. J'habite un
bloc entre deux palissades dans un quartier en création destiné à
combler le no man's land entre l'avenue de Lyon et celle des Minimes.
Ça me va, les terrains vagues c'est mon élément naturel. Juste en
face de la casbah, le canal du midi, une passerelle pour l'enjamber et la
rue de la concorde qui file vers le centre ville. Je connaîtrais
très vite le chemin par cœur.
Le Toulouse des années
80 pour ceux qui l'ont connu, c'est la petite Barcelone, c'est les
rues encore pavées, les rats d'Esquirol, les bastons entre Rockers
maçons et punks maigrichons, c'est le quartier arabe qui s'étire de
St Sernin jusqu'au boulevard Lascrosses, c'est Marengo, ses bars de
quartier aux odeurs de Gitanes papier maïs, les concours de
coinche, le bruit des trains de marchandises qui couvrent, un instant
seulement, la gouaille populaire, c'est les abattoirs des allées Charles de Fittes, le toboggan des allées Jules Guesde et les arcades
du capitole, à ce moment là un repère de voyous entre bistrots
borgnes et salle de jeux, mon lieu de prédilection, armé de mon
allume-gaz, à faire cracher 99 parties gratuites au Space invaders
jusqu'à ce que le fusible ne fasse tilt. Angoisse de l'écran noir.
Ce Toulouse n'existe
plus. Les abattoirs sont devenus Le musée d'art contemporain, un
machin hideux pour artistes à la con (pour artistes, quoi) dans
lequel comate une dizaine de fonctionnaire tête à claque en lieu et
place des grands gaillards aux tabliers ensanglantés qui nous
refilaient du steack première pression à froid lorsque le petit
matin se dessinait sur la Garonne, calant nos estomacs d'un bloc de
solide après des nuits trop chahutées. Mais dignes.
Marengo a été
entièrement rasé, les petites toulousaines défraîchies ont laissé
place aux tours de bureaux, l'école vétérinaire à une médiathèque dont
la vision donne des envies de meurtres. Les arcades du capitole,
c'est la même, des peintures de goliosses pour ceux qui marchent la
tête en l'air et des bars pour bourgeois rivés sur leur cul,
occupés à mater une place du capitole devenue symbole de toute
cette mégalomanie merdique. Voilà une place toute simple et
vivante, comme la ville qui l'entourait, qu'un maire fils à pôpa à
voulu emblème de l’Occitanie. Rien que ça.
Oui, les années 80,
tellement moquées ailleurs qu'ici, restent ce qu'on a eu de
meilleur. Le dernier souffle du monde ouvrier, ce moment où la
banlieue tutoyait le centre ville. Pas de chapelle, les crêtes sur
la tête, les bas résille déchirés, les poses attention j'ai le
regard drogué, tout ce cinéma, faisait marrer tout le monde,
pis quand ils l'ouvraient trop c’était castagne récréative avec
toujours la même issue. Les sid vicious dans les jupons de leur
mères. Comme l'original, d'ailleurs. Et les Crazy Cavan calés
devant leur boc, les coudes sur le zinc. Un monde parfait.
C'est tout ça que je
découvrais, naviguant dans les ruelles parallèles, individu
solitaire avec mes couteaux dans chaque poche, mes chemises La
redoute et mon perfecto en peau de zboub'
Oh, pas que j'étais le
dernier pour distribuer des beignes mais la mort d'Elvis m'avait
montré un autre chemin, depuis Août 77 et cette journée hommage où
les radios n'avaient quasiment joué que lui, j'étais collé.
Rock'n'Roll addict. Dans chaque ville où je viendrais à habiter ma
priorité restera la même, découvrir les disquaires, les marchés,
les centres de déstockage des zones industrielles. Marcher, marcher,
marcher. Ma quête.
A Antibes, j'avais amassé
les Elvis, Gene Vincent, Jerry Lee Lewis, Eddie Cochran, souvent via
des compilations cheap de supermarché.
A Dijon, j'avais élargis aux
Who puis à Clash, celui de London Calling et Sandinista, le
meilleur, j'avais aussi tâté du Hard Rock et bien sur de ce Funk
qui éclatait de partout avec ses hits en multicolor vision style.
J'étais mûr, l'esprit
grand ouvert, près à découvrir encore et encore. Mais quoi ?
Qui ? La new wave ? Allez, vous foutez pas de ma gueule,
plutôt crever que de ressembler à un corbeau. J'étais plein de
vie, le sang des ancêtres qui cogne dans le bouzinga, pas le genre à
me morfondre, à me trouer les veines. Rien à foutre des chialeuses.
Mes centimes n'iront pas chez le dealer. Si je trimbalais des sacs
entiers de Batman, Superman, Rahan, vestiges de l'enfance, si je chouravais les hara kiri, rock & folk de mon frangin pour aller fourguer tout ça, au
poids, chez les bouquinistes du marché, c'était pas pour cramer le
pognon comme un couillon, fallait pas qu'ils comptent sur moi pour se
payer leur Taverniti, les refourgeurs de mauvais rêves. Rien à
foutre, tout ce que je voulais, c'était de la wax bien noir, du
vinyl qui chauffe, des cassettes que j'userai en série, du son qui
débourre les enceintes. Du rythme et de la vie. Célébration !
J'en étais là lorsqu'un
voisin m'a causé de Bruce Springsteen. Je connaissais les pochettes,
l'air boudeur et les chemises à carreaux mais je m'y étais jamais
tenté. Pauvre de moi, je croyais encore ce qui se lisait dans les
magazines spécialisés : ses disques sont pas au niveau de ses
concerts, il arrive pas à retranscrire son énergie en studio. Hum,
pour un gonze nourrit aux Who et au Rockab', ça suffisait pour
foutre les miches. En plus, ce voisin, j'étais méfiant, il
s'alignait Neil Young, Alan Parson Project, Christopher Cross et trouvait
ça génial, olala, de quoi il jacte celui là avec son dernier Bruce
Springsteen. Et puis il m'a fait une cassette et j'ai écouté la
chose, Nebraska. Wow, effectivement l'énergie n'est pas franchement
au programme pourtant y a ce Atlantic city qui me remue en dedans,
State trooper, le captivant morceau titre aussi et bientôt ce Johnny 99 qui
s'impose l'air de rien. Et y a ces textes, des tranches de la vie
ordinaire lorsqu'elle dérape côté ravin, bien loin des histoires
de groupies qui se font ramoner à l'arrière des tour bus. Intrigant
ce Bruce Springsteen.
Bien décidé à en
savoir plus je m'offre une descente rue Alsace Lorraine au royaume
des malhonnêtes, Martin Gauthier, le disquaire tentation avec ses
bacs alignés, je confesse, j'ai rempli le sac de sport des dernières
galettes à la mode, suis allé déballer le tout au marché du
Capitole et en échange me suis récupéré mon premier Springsteen.
Un live puisqu'en studio c'était soi-disant pas ça, un bootleg bien
cheap capté à Amsterdam une paire d'années plus tôt.
Quiconque connaît les
pirates de l'époque aura pigé que mon choix était osé, le machin
sonnait comme une merde, on aurait dit qu'un asthmatique agonisait
devant le micro. Malgré tout, il se passait quelque chose, y avait
de la vie dans les sillons. Night, Tenth avenue freeze out, Spirit in
the night, She's the one, Rendez-vous, Lost in the flood, Thunder
road, des titres bizarres, des mélodies venue d'Harlem plus que des
bords de la Tamise, un sax qui s'extirpe du brouhaha et ce
martèlement sans faille. Et plus encore, parce que c'est surtout ça
qui s'entendait, un public devenu complètement jobastre !
Putain de disque de hurlements que ce pirate. Mazette, voilà qui
m'en bouchait un coin, j'en grinçais des ratiches.
J'ai quand même fini par
mettre le dossier au rencard, le gars Springsteen venait jamais en
France, encore moins en province et j'avais d'autres pistes à
explorer.
Printemps 1984, voilà
qu'un nouvel album de Bruce Springsteen déboule en bac. Cette fois
je fonce, sans en savoir plus, dès le jour de sa sortie, je
flambe le billet pour découvrir la chose. Sans doute que comme ses
prédécesseurs ce nouveau disque n'aura qu'un vague succès d'estime
parmi un maigre public d'initiés, sans doute que Bruce Springsteen
ne tournera pas plus vers chez nous qu'il ne l'avait fait
jusqu'alors. Qui veut entendre des histoires de villes à l'abandon,
de souvenirs rasés à coup de bulldozer, de métallurgistes au
chômdu, de frustrations sentimentales, de fierté et du refus de baisser
la tête et les bras ? Qui ?
Tant pis si je devais
être le seul à craquer là dessus, m'en foutais, les échos d'Hank
Williams saisit dans Nebraska me hantaient, je ne pouvais pas
m'empêcher d'y revenir encore et encore avant de retourner à
l'ordinaire. Je verrais bien, ce nouvel album m’amènerait peut
être des réponses. Je cogitais comme un malade en arpentant le
boulevard de Strasbourg, et si je m'étais précipité ? Et si
ça valait que dalle ? Pourquoi, j'ai pas pris le temps de
l'écouter avant ? C'est cette pochette qui m'a claqué dans les
mirettes, pfff, me suis fié à l'emballage, quel con. J'ai remonté
la rue de la concorde, enjambé le boulevard Matabiau, le canal, le
boulevard des Minimes, j'ai grimpé les escaliers 4 à 4, suis entré
dans l'appart sans faire le coucou à maman, ai refermé la porte de
ma chambre, j'ai défait le cellophane, enclenché la cassette dans
le ghetto blaster.
Born in the USA que ça
s’appelait...