On commençait toujours par le rayon des légumes mais c'est pas le plus passionnant. A ce moment là, j'avais déjà passé l'âge de tenir la main de ma maman mais j'étais pas encore à celui où l'ingratitude m'amènerait à ne plus l'accompagner aux courses. Et puis je dois dire que si l'aider à porter les sacs me donnait bonne conscience, j'avais quand même un intérêt sournois dans cette affaire. Le rayon loisirs.
Oh, en ces années 70, les minots n'étaient pas encore devenu cœur de cible de qui que ce soit, donc, je le signale pour les plus jeunes de nos lecteurs, n'allez pas vous imaginer qu'Intermarché Super-Antibes fournissait en New York Dolls les obsédés du quartier.
Non, loin de là, c'est tout juste si les Rubettes avaient droit de citer. Mais juste après l'étalage des cahiers à colorier, trônait cette foutue pochette brulante comme l'enfer. Dessus, un type semblait chanter à s'en péter les veines, impression accentuée encore un peu plus par les coloris saturés, du jaune, du rouge, du noir, le tout comme en fusion. Une gifle qu'elle vous collait cette cover.
Le type en question, c'était Gene Vincent, je le savais, mon frangin avait un disque de lui que je me jouais en douce lorsque le salon était désert. Les rares moments où il ne déboulait pas pour m'interdire de toucher à SES disques. Les vinyls c'est précieux, ça m'est resté. De toute manière quand c'était pas lui, c'était mon père qui voulait pas que je touche à SA platine. Il ne s'en servait que le dimanche matin pour nous jouer Melting Pot de Booker T. & The MG's, encore merci pour ça, mais peu importe, du haut de mes 10 ans j'avais pas le droit. J'allais casser le diamant, foutre des traces de doigts sur la wax. Devant mon père, je m'écrasais mais le frangin même avec ses neuf ans de plus que moi, je l'emmerdais.
Ça finissait jamais autrement qu'en distribution de baffes, mais ça non plus ça ne me gênait pas, devoir se battre pour écouter un disque, ça me va, c'est cohérent. Là où ça me pourrissait déjà plus la vie, c'est que du coup ma mère refusait tout net de m'offrir le moindre album. Des cassettes, oui, j'avais de quoi me les jouer dans ma piaule mais un 33 tours, jamais ! Bordel, ça se heurtait de partout sous mon crane, comment me faire payer ce satané Testament Du Rock ? Et fallait pas que je compte sur mes notes de fin de primaire pour faire pencher la balance...
Je me suis retrouvé avec la cassette du volume 1 du double rouge des Beatles en lot de consolation. Hum, c'est pas que Love me do me faisait des poussées d'urticaire mais ça tranchait pas comme B-i-Bickey-bi-bo-go-go qui, sur le disque de mon frangin, venait juste après ce Unchained Melody qui m'envoyait carrément ailleurs. Sur ce point là, rien n'a changé depuis.
Bref, j'ai pris les Beatles en grippe, j'ai maudit mon frère (en échange de quoi il me fracassa les métacarpiens de la main gauche...) et j'ai fermé ma gueule devant mon père parce qu'il y a des limites à tout. Par contre la visite suivante à Intermarché tenu plus de l'opération commando que d'un service rendu à sa maman qu'on aime. J'étais décidé, ce serait le Testament Du Rock ou la fugue ! Tout y est passé, rien de glorieux, chantage affectif, promesses honteuses, j'en mettais ma main au feu, j'attendrai que lefrangin parte vivre ailleurs, s'il le faut, avant de pouvoir l'écouter mais ma vie toute entière dépendait uniquement de l'acquisition de ce disque. Rien de moins.
J'ai longtemps cru que ma force de persuasion était irrésistible, j'ai compris au fil du temps que ma mère est juste quelqu'un d'adorable, mais je suis sorti de la boutique avec le vinyl sous le bras. Fier comme Artaban que j'étais. Tellement qu'à peine arrivé à la maison, j'ai brandi l'objet de tout mes désirs sous le nez du frangin et que c'est aussitôt reparti à la bouffe.
Je dois dire que j'ai eu un brin peur de l'arnaque en découvrant le Buona sera de Louis Prima en ouverture de ce que j'imaginais comme étant l'équivalent sonore de La Horde Sauvage. Je pense maintenant que ce morceau a préparé mon goût actuel pour Dean Martin et Frank Sinatra, ce désir d'autre chose qui viendra me chatouiller de nombreuses années plus tard. En attendant le Rock'n'Roll me comblait et c'est pas le Let's have a party de Wanda Jackson qui me fera dire le contraire. Le disque me fera aussi découvrir une seconde ballade de Gene Vincent qui rejoindra vite Unchained Melody au sommet de ma liste des plus belles chansons de tout les temps : Over the rainbow.
Au milieu de tout ça se trouvait aussi Loop de loop par Johnny Otis, bordel, ça m'en bouchera un coin lorsque j'apprendrai qu'on peut définir ce morceau comme étant du Doo Wop mâtiné de Calypso mais sur le coup j'étais juste subjugué par ses enchevêtrements de voix, surtout la plus basse.
Vous comprendrez bien qu'après tout ça, je sois devenu gourmand. D'autant plus qu'entre temps j'avais découvert American Graffiti au cinéma du quartier et même si le film m'avait semblé un chouïa mou du chibre, sa bande son, par contre, m'avait totalement conquis. Sauf qu'on cause là d'un disque double et qui plus est d'une quasi nouveauté uniquement disponible chez un vrai disquaire. Un truc bien loin niveau tarif des 18 francs qu'il m'avait fallu négocier pour le Testament Du Rock.
Je vous passe les détails sur les stratagèmes déployés mais ça valait le coup. Mazette ! Good golly miss Molly par Little Richard, d'emblée ça vous calme, derrière quoi s'enchainent Jailhouse Rock par Frankie Lymon et tout un tas de trucs démentiels comme She's mine par Johnnie Strickland ou That mellow saxaphone de Roy Montrell que les Stray Cats reprendront plus tard sans m'impressionner le moindre du monde.
Ce disque là, aux titres enchainés les uns aux autres, sera la cause de mon défi suivant envers l'autorité parentale. Puisque je possédais un véritable disque de surboum, je devais forcément en organiser une. C'est une autre histoire et elle est moins glorieuse, imposer une heure de pur Rock'n'Roll en pleine période Abba se révéla un échec complet pour ce qui était de séduire la gente féminine. Ça n'avait pas trainé, en plus de carboniser mes neurones, le Rock'n'Roll avait fait de moi un misfit.
Je vais pas commencer à m'en plaindre, vous inquiétez pas. Je continue encore aujourd'hui à rafler les compilations Vogue, MFP, les Dance For Ever et tout ce qui peut rassembler des morceaux aussi déments que You talk to much par Joe Jones ou Lights out par Jerry Byrne. J'ai une collection inégalable de pochettes affreuses, une constante du genre si l'on excepte la série des Testaments et une paire d'exceptions. En contre partie, je me suis aperçu en lisant les interviews des Cramps que la plupart des singles parut sur les légendaires labels dont causait sans cesse le couple d'allumés sont aux programmes de mes doubles albums cagneux mais vénérés. Specialty records, Roulette, Sonet pour écouter leurs productions ou vous êtes millionnaires ou vous faites comme moi, la traque aux pochettes moches, c'est derrière elles que ce cachent les plus beaux trésors.
Et certains des souvenirs les plus précieux aussi.
Hugo Spanky